En tournant son documentaire en 1980, Michel Khleifi veut proposer autre chose que ce dont que les images médiatiques rendent compte, la condition de la femme palestinienne sous l’occupation israélienne. Pour ce faire, il se concentre sur deux femmes qu’il filme dans leur quotidien.
Farah vit à Nazareth, en Galilée. Veuve de cinquante ans, elle s’éreinte à travailler dix heures par jour dans une usine loin de chez elle, à préparer les repas, faire le ménage, s’occuper du bébé de sa fille. Son visage, ses paroles, sa démarche, ne cessent d’exprimer son épuisement. Farah est usée par son travail, par la cherté de la vie, par la douleur de s’être fait confisquer les terres de ses ancêtres. Elle semble résignée à la souffrance qui pèse sur ses épaules. Sarah est une jeune romancière vivant à Ramallah, en Cisjordanie occupée, où elle élève seule sa fille. Mariée pendant 13 ans, lasse d’une vie réduite aux devoirs domestiques, elle a un jour eu le courage de divorcer, d’affronter le regard des autres. À la résignation de Farah répond la lutte de Sarah pour faire changer les choses, notamment en ce qui concerne le rôle de la femme dans la société musulmane. Derrière les parcours différents de ces femmes règne le même désespoir. Car si écrire et s’engager donnent un sens à la vie de Farah, on sent aussi l’abîme qui l’habite lors de ces nombreux plans où elle fume en regardant dans le vague, comme en attente.
Michel Khleifi tente d’approcher au plus près de ces femmes. Il suit leurs mouvements, zoome sur leurs visages, les observe en gros plans, pour nous donner accès à leurs émotions. Il leur pose des questions pour orienter le récit qu’elles font de leur vie. C’est à lui que Farah montre des images de ses proches dont elle a perdu le contact après l’occupation, à lui que Sarah raconte les difficultés que lui posent les choix de vie qu’elle a fait. Parfois aussi le cinéaste s’efface et laisse les personnages converser entre eux, souvent pour exprimer leur désaccord. Farah se heurte notamment à un homme de sa famille qui voudrait accepter d’échanger les terres héritées de leurs ancêtres (qu’ils ne peuvent cultiver depuis l’occupation) contre d’autres, exploitables. Mais Farah n’a que faire du pragmatisme, pas question pour elle de se défaire de ce qu’il lui revient. La densité de ces moments (accès à la souffrance, paroles lourdes de sens) est ponctuée par des pauses où Michel Khleifi filme le paysage, l’activité quotidienne silencieuse des palestiniens. Le spectateur se voit ainsi offrir l’espace nécessaire pour que résonne en lui la gravité de ce qui est montré.
En prenant le temps de décrire et d’écouter deux femmes, le cinéaste dresse un sombre portrait d’une terre et d’une époque où, selon les mots de Sarah, « la vie est un miracle d’impuissance ».
Marion Pasquier