Après Le Voyage de M. Crulic, Anca Damian utilise de nouveau l’animation pour porter à l’écran une autre histoire réelle d’un Est-Européen contraint à l’errance. Le « héros » du jour s’appelle Adam Jacek Winkler. Polonais, passionné d’alpinisme (il en mourra d’ailleurs en 2002, au cours d’une ascension en solitaire du mont Blanc), il tient de sérieux griefs contre le communisme : des membres de sa famille ont été victimes du massacre de Katyń en 1940, et il a dû fuir le pays en 1965 pour se réfugier à Paris. Il n’aura de cesse de participer, du mieux qu’il peut avec ses propres moyens, à la lutte contre les régimes communistes, jusqu’à s’engager dans les années 1980 aux côtés du commandant Massoud dans les montagnes d’Afghanistan. À l’écran, cela ne donne pas tout à fait une épopée héroïque : l’histoire est constituée pour moitié d’échecs assez piteux, et quand la soif d’action du protagoniste se concrétise enfin parmi les troupes afghanes, il n’en garde guère que la faim, le froid, la souffrance et au mieux la contemplation des étoiles, au milieu des montagnes survolées par les hélicoptères soviétiques.
Rafistolages
La Montagne magique n’est pas une redite de Crulic sur une matière voisine. La technique est superficiellement la même : cumul de plusieurs procédés d’animation, mêlant stop-motion à base de papier froissé, aquarelles impressionnistes, alternance de traits crus et doux, scrapbooking à base de photos réelles des personnes concernées, même des extraits de films (on reconnaîtra ici le dragon des Nibelungen de Fritz Lang), etc. Cependant, l’usage des voix off suffit à indiquer que Claudiu Crulic et A.J. Winkler, si est-européens et ballottés par le destin qu’ils soient, ne sont pas interchangeables, en tout cas les regards portés sur eux. Crulic avait deux voix : celle du personnage, teintée d’ironie amère, et celle d’un commentateur externe, pas impliqué et néanmoins indigné. Dans La Montagne magique, Winkler seul narre son histoire à sa fille qui acquiesce, avec une voix douce (celle de Christophe Miossec) qui évoque le récit d’un conte de fées : le film assume là le point de vue parfaitement subjectif de la narration, dont la version des faits, au travers des mots et de la représentation plastique, s’offre à la critique.
Or justement, Winkler, par le truchement de cette voix, est mis en scène dans une posture assez ambiguë pour interpeller. À la fois ému quand il caresse son idéal (devenir une sorte de chevalier des temps modernes pourfendeur de l’autoritarisme) et lucide quand il relève ses (nombreuses) désillusions, il relate sans complaisance mais sans guère plus d’amertume les aventures réelles ou enjolivées d’un idéaliste entre soixante-huitard, Che Guevara du dimanche et Don Quichotte face à des tourments géopolitiques trop grands pour un homme isolé, tourments auxquels, militant mais méfiant envers la notion de militantisme de groupe, il n’oppose longtemps que son seul système D. Ainsi, tandis que le commentaire off dépeint une vision mi-convaincue mi-désenchantée d’un certain activisme du temps où le monde se divisait en deux blocs, l’esthétique protéiforme de l’animation vient avec lui figurer non seulement le chaos de ce parcours, mais aussi l’hypothèse que tout cela puisse n’être qu’une reconstitution réarrangée, bricolée comme ce combat fut bricolé, et s’arrogeant le droit de se raconter à sa manière face à la dure réalité de l’Histoire. Le conte jongle entre témoignage cru et vie rêvée, avec suffisamment de finesse et surtout de franchise pour qu’on ait envie de l’écouter.