Nous avions déjà évoqué Le Voyage de Monsieur Crulic lors de la sortie de Couleur de peau : miel (en juin dernier), pour souligner cette tendance croissante du cinéma d’animation à s’emparer de sujets graves et à jouer sur la multiplicité des techniques graphiques pour dire le caractère exceptionnel d’une histoire vraie. C’est donc un plaisir d’assister à la sortie en salles de ce film, dont la force bouleversante vient autant de son sujet que de son traitement.
Le 17 juillet 2007, Claudiu Crulic, Roumain de trente-trois ans, est accusé à tort d’avoir volé le portefeuille d’un juge polonais à Cracovie, alors qu’il embarque au même moment dans un autocar pour l’Italie. Convaincu d’être blanchi rapidement, il se rend sans crainte en Pologne pour prouver son innocence. Le 10 septembre 2007, suite à un procès hâtif, il est incarcéré à la prison de Cracovie et entame une grève de la faim. Tous ceux qui pourraient aider à prouver son innocence traitent son dossier avec légèreté. Le juge responsable du dossier refuse de recevoir les nouvelles preuves proposées par l’accusé. Le corps de Crulic se détériore au fil des mois, sans que son état soit jamais jugé alarmant. Mais le 11 février 2008, après bien des atermoiements, les médecins de la prison procèdent à une alimentation forcée par sonde et le Tribunal choisit de le libérer pour un transfert à l’hôpital. Il meurt seize heures plus tard, toujours coupable…
Il faut d’abord souligner la qualité et la délicatesse du travail de recherche d’Anca Damian, en particulier auprès de la famille de Crulic, que la réalisatrice a réussi à apprivoiser malgré sa douleur et sa révolte. Le choix de l’animation fait honneur à la mémoire du défunt et permet de respecter l’intimité de la famille, comme un documentaire classique ne l’aurait permis du fait de la présence intrusive d’une caméra. Avec sa forme hétéroclite, le film intègre des images réelles (photos de famille) et inscrit les dernières vraies images de Crulic (clichés de vacances) dans la poésie de l’image animée, décuplant ainsi leur pouvoir émotionnel. Tous les styles graphiques se succèdent ou se confondent : couleur et noir et blanc, lignes dures et courbes, traits vifs de crayon puis aplats de couleur à l’aquarelle, dessins naïfs puis stylisés, scrapbooking animé… Festival de techniques, Le Voyage de Monsieur Crulic trouve dans cette hétérogénéité une forme adaptée à l’absurdité de son sujet.
Pour rythmer ce bal graphique, le défunt revient d’outre-tombe grâce à la voix de l’acteur Vlad Ivanov et explique sa déchéance brutale avec humour et ironie. Émigrant roumain, Crulic est l’archétype du citoyen de seconde zone dans une Europe où l’ouverture des frontières ne signifie pas celle des esprits. De son enfance chaotique à sa jeunesse décadente, Crulic nous dit les aléas d’une vie pauvre et nomade, guidée par la nécessité de se rendre où le travail se trouve. Dans la version française, la voix de Sandrine Bonnaire divulgue les informations factuelles sur l’évolution de la santé de Crulic et l’avancement de son dossier. La voix élégante de la comédienne, dont on sait la capacité d’indignation, donne une gravité sensible au récit filmique. Avec une nécessaire froideur, le film déroule ainsi la descente aux enfers de Crulic avec minutie, pour une dénonciation sans affect. La neutralité de l’écriture et la subtilité de la forme exaltent la violence des faits. Avec Le Voyage de Monsieur Crulic, Anca Damian réalise un film politique puissant, où drame et absurdité viennent dire la violence d’un racisme pernicieux et d’une justice à deux vitesses, sans jamais tendre vers un propos vindicatif.