Le Catalan Agustí Vila est d’une noirceur cinglante avec la famille qu’il met en scène dans La Mosquitera. Sa vision des classes confortables de nos sociétés développées en fait une population à bout de souffle, rongée par l’angoisse. Et son film, très maîtrisé, de perpétuer des questions posées par de nombreuses sorties de cette rentrée 2011.
Miquel trouve l’appartement étouffant, il ouvre sans cesse les fenêtres. Sa femme Alicia les referme, elle craint que les nombreux chiens et chats de leur fils Lluís ne se perdent au dehors du nid familial. Un seul plan marque déjà la lassitude, sinon le conflit, qui couve au sein du couple. Bien plus, le premier plan, dans cet appartement confortable, ordonné, design et impersonnel, annonce avant tout un marasme. Personne ne s’en remettra, ni personnages ni spectateurs.
Chacun souffre de sa place : le père qui a l’argent amer, la mère illustratrice perdue, la tante qui ne sait élever sa fille qu’en la martyrisant, les grands-parents terrifiants dans l’attente de l’apocalypse que constitue leur mort (Geraldine Chaplin, mutique et mécanique, et Fermi Reixach, dont la ventriloquie cache un double destructeur). Tous suffoquent, se débattent dans leur bocal pour tenter d’aller bien, puisque concrètement, ils n’ont aucune raison d’aller mal. Restent deux personnages : la jeune bonne immigrée qui ne peut que rêver d’avenir, et Lluís, qui traverse l’adolescence et fuit la place de ses parents. Assise sociale, familiale, absence d’histoires. Les cadres précis d’Agustí Vila, pleins de murs et de silences mortifères, appuient un enfermement qui prend aux tripes. Les places sont donc bien définies, ce sont celles de nos sociétés tempérées, le règne de nos classes moyennes ou supérieures. C’est le point de départ et l‘ambition du réalisateur, faire « une comédie sur l’impossibilité de la tragédie ». Noirissime s’il vous plait.
Il est toujours curieux et passionnant de remarquer la collision entre des films qui sortent à la même époque. « Impossibilité de la tragédie », « collision », ça ne vous rappelle rien ? Les mots renvoient à l’homme qui, pour contrer l’impossibilité de tragédie et l’impossibilité de paix en temps de paix, créa une solution culottée à l’angoisse de son héroïne : la collision d’une planète avec notre bon vieux plancher. Melancholia démarre à la Festen – et La Mosquitera en partage l’ambiance étouffante – mais à la différence que chez Lars von Trier il n’y a plus réellement d’abcès à crever, d’où le transfert dans la planète puisqu’il faut bien un ennemi. Solution éblouissante mais factice pour l’auteur de ces lignes, car c’est une feinte : Melancholia ne fait, malgré son ampleur, que déguiser un maigre constat. Autre film qui résonne, le vrai film d’apocalypse de cette rentrée, mais qui, lui, assume d’en rester au constat et en profite pour dire beaucoup et magnifiquement : Habemus Papam. Car qu’est-ce, sinon l’apocalypse, qu’un pape qui n’a plus la force de suivre le choix de Dieu ? Dans le langage Lars von Trier, c’est un soleil qui s’éteint sur une civilisation.
Mais revenons à La Mosquitera, et la place filiale plus que sociale qui semble éternelle et qu’on ne peut décemment quitter. Il n’est possible d’en sortir que violemment, avant que la folie n’éclate. C’est ce qui empêche de ranger définitivement le film à coté de Ken Park, de Larry Clark, puisque ce dernier situait ses personnages bien plus tard, quand la folie est devenue norme au sein des familles. Chez Vila chacun brise son cadre en tentant encore d’être juste. Miquel aide sa bonne à coup de billets, résiste tant qu’il peut à coucher avec elle, puis la suit. Alicia, restée seule avec son fils, mange comme un chien la tête dans son assiette, puis se jette sur un adolescent dans une relation destructrice. Sa sœur, elle, tient le coup, puisqu’elle tempère les sautes d’humeur de sa fille de 6 ans à coup d’anxiolytiques. Quant aux grands-parents, ils mettent la tête dans le four. Beaucoup d’horreur, beaucoup de maîtrise pour un film qui réellement glace le sang. C’est que ces monstres n’ont peut-être jamais été si près de nos vies. Au milieu de tout ça, Lluís trouve une bonne solution, il euthanasie ses animaux et se met à l’héroïne, la vie est plutôt simple après un shoot.
« Les gens veulent du réel » lance l’éditeur d’Alicia quand elle lui propose des illustrations qui reflètent par trop ses névroses. Par réel entendez concret. La mort oui, la maladie, oui, la guerre OUI, l’angoisse non. A chaque malheur un objet, sinon qui achètera ? Voici à nouveau une autre collision. Avec un cinéma français qui voue toute son attention à la famille, qui depuis longtemps ne sait plus ce qu’est l’action ni vraiment le romanesque. Franchement, entre le cinéma français et l’actualité mondiale, disons depuis le début du printemps arabe, le romanesque n’a‑t-il pas changé de camp ? Pourtant une fois fermée la télé, la réalité en France, celle de nous autres, classes moyennes ou favorisées, est plutôt du côté de nos films.
La Mosquitera rend compte de cela et y parvient absolument. Mais le film a les limites de son désespoir, qui ici aussi ne prend finalement qu’acte de notre mélancolie latente. Serait-ce la raison d’engouements parfois étonnants pour les quelques films qui reprennent les quelques engagements qu’il nous reste et l’habillent avec style ? On pourra penser, par exemple, à la maladie d’un enfant, une horreur dont la puissance est inévitable pour le spectateur, et, enfin, un combat clair pour la vie. Alors quoi me dira-t-on ? Une bonne guerre ? Non, si ce n’est qu’à ce point le cinéma devrait entrer dans le domaine des politiques, et s’attaquer au modèle économique. Encore faut-il croire en l’action. Le récit, en France, et a fortiori le romanesque, a bien du mal à se dépêtrer de la stabilité de notre société. Il nous reste le style, mais seul c’est encore une fuite, et ce n’est pas non plus ce qui distingue La Mosquitera. Revenons‑y.
Car revenir, c’est ce que fera, à sa place encore chaude, la famille éclatée. Et comble du cynisme, tous le savaient depuis le début. Nous aussi, spectateurs, puisqu’on ne peut être aussi noir et refuser d’aller jusqu’au bout de la critique filio-sociale, après une heure et demi où chacun a morflé, griffé, grandi, où chacun s’est suffisamment perdu pour revenir à la niche en s’offusquant qu’un autre ait eu la même idée. Revenir, parce que lorsqu’il n’y a plus d’engagement possible dans rien, la famille, cette horreur, ce cadre qui étouffait, c’est toujours quelque chose à quoi se raccrocher. C’est cette horreur éternelle que semble pointer Vila : la filiation. Chacun, monstre en veilleuse, ne peut qu’engendrer un monstre en puissance, et s’acharner à l’écraser ou se résigner à son éveil. De là, logique que la seule à sortir du lot soit la bonne immigrée, elle qui berce le père de famille des drames lointains de son pays, qui résonnent comme des fables. Elle seule peut croire en l’horizon. Les autres, Vila, nous, avons un peu d’avance : nous croyons au néant.