Accueilli poliment à sa présentation en compétition officielle au début du festival de Cannes, le nouveau film de Nanni Moretti n’a pas joui des faveurs du jury. De quoi laisser pour le moins dubitatif quand on connaît la distribution des prix, notamment, mais pas seulement, celui de la meilleure interprétation masculine – Jean Dujardin plutôt que Michel Piccoli ?!?! Mais on le sait bien, les palmarès sont oubliables, pas Habemus Papam, nouveau jalon d’une filmographie sur laquelle nous revenons par ailleurs à l’occasion de la rétrospective que la Cinémathèque française consacre à Nanni Moretti.
Nanni Moretti posant sa caméra au Vatican : ce fut une nouvelle des plus intrigantes. On se souvient que dans La Chambre du fils (2001), lorsqu’une messe est dite pour honorer Andrea, aucun des membres de la famille endeuillée ne se lève pour aller communier, comme pour signifier à ceux qui en douteraient que le matérialiste Moretti goûte assez peu la transcendance chrétienne. Dans sa radioscopie intime de l’Italie contemporaine, impressionnant work in progress depuis ses premiers films des années 1970, le cinéaste ne s’est pas très souvent penché sur l’institution catholique. Relativement toutefois, car ce serait oublier qu’il a revêtu la soutane dès La messe est finie (1985) pour une sorte de journal d’un curé de banlieue romaine. Comme dans Habemus Papam, c’est le rapport névrotique au monde et à l’autre qui intéressait déjà le cinéaste, et non la question d’une éventuelle perte de la foi de ce membre du clergé. « Tu ne vois pas que tu ne peux rien changer » lui assenait sa sœur alors qu’il est rendu à un stade de complète impuissance envers son troupeau égaré. Ajoutons Palombella Rossa (1989) à cette généalogie, où l’atrabilaire Michele Apicella rudoyait sévèrement des croyants voulant lui apporter béatement la bonne parole. Plus globalement, il est remarquable que cet alter ego du cinéaste, misanthrope et irascible, appartient pourtant toujours à un groupe, on pourrait dire à une «Église», au sens grec du terme (ekklesia), une assemblée ; une troupe de théâtre d’avant-garde (Je suis un autarcique), le corps enseignant (Bianca) ou encore à une équipe de water-polo et au Parti communiste (Palombella Rossa).
Avec Habemus Papam, le temps du règlement de comptes serait-il venu ? Ceux qui attendent une saillie dévastatrice risquent d’être déçus. On peut d’ailleurs voir dans ce Vatican la métaphore d’un grand nombre d’institutions : médiatiques, politiques ou encore culturelles. Comme à son habitude, Nanni Moretti s’empare d’un « sujet » pour mieux le déplacer vers l’aiguillon fondamental de son œuvre : la quête d’une façon d’être au monde, où il serait possible d’être soi. Habemus Papam creuse profondément ce sillon et s’avère sans doute être le film où cohabitent de la façon la plus inextricable et équilibrée les différents pôles morettiens : la mélancolie et l’irruption du burlesque, l’entreprise de réenchantement de l’existence et le difficile exercice de la responsabilité individuelle parmi une collectivité. Il en résulte une œuvre inquiète et grinçante, émouvante et tendre, qui n’oublie pas d’être d’une souveraine drôlerie – parmi d’autres séquences, la première consultation se révèle irrésistible.
Si le geste s’inscrit bien dans le retour à une forme de classicisme entrepris depuis La Chambre du fils (2001), celui-ci est ici parfois comme contaminé par des sortes de réminiscences formelles des années 1980, particulièrement pour les segments se déroulant dans les murs du Vatican. Et Nanni Moretti de s’imposer définitivement comme l’un des grands héritiers du burlesque dans sa façon de mettre en scène, par la précision graphique du cadre et la convocation du son, la perturbation et le dérèglement du cours de choses en proie à de soudaines aspérités. Le cinéaste a visiblement éprouvé à un plaisir fou à jouer avec l’uniformité (des cardinaux mais aussi des gardes suisses) des costumes et à les mettre en mouvement – Habemus Papam s’avère très travaillé par la chorégraphie. À ce titre, on songe à la série photographique «Pretini» de Mario Giacomelli, regroupant des clichés de séminaristes en fête, tournoyant main dans la main.
Le récit s’inscrit dans le suivi de deux trajectoires qui ne font que se croiser. D’une part un nouveau pape nommé Melville (exceptionnel Michel Piccoli, si bien que l’on peine à imaginer le film avec un autre comédien) qui, sitôt nommé, ne parvient à passer à l’acte (l’ombre de Bartleby – qui « préférerait ne pas » – plane évidemment). Même bien plus que cela puisqu’il s’échappe pour aller baguenauder dans Rome et, par le biais d’une troupe s’apprêtant à interpréter La Mouette d’Anton Tchekhov, redécouvrir sa passion enfouie pour la comédie. Précisément cette pièce où l’on cherche absolument l’amour et l’art, où l’on entend le personnage de Piotr Nikolaïevitch Sorine déclarer : « le théâtre, il n’est pas possible de faire sans. » D’autre part, le psychanalyste (Nanni Moretti) appelé à la rescousse de la dépression papale est comme gagné par les délices d’un enfermement bientôt consenti au Saint-Siège, où, dans tous les sens du terme, il se prend au jeu. Alors que les cardinaux croient que le temps de vacance touche à sa fin, le thérapeute se tient piteusement sur un seuil, un ballon de volley-ball à la main, tel un enfant auquel des adultes, subitement rappelés à leurs devoirs, auraient injustement volé la fin d’une partie promise.
Dans un jeu cinématographique limpide – comme toujours chez Moretti, la complexité n’est pas de surface –, le dedans (un hors-monde clos sur lui-même) et le dehors (un « réel ») sont perpétuellement mis en tension, ceci fournit notamment une réflexion fertile sur l’impossible ajustement des espaces mais aussi des temps, ceux de l’individu et du collectif, du pouvoir (spirituel comme temporel) et du médiatique. Moment particulièrement poignant lorsque la promenade du pape le mène sur la place Saint-Pierre, où il épouse précisément le point de vue de ceux qui ont attendu en vain qu’il daigne se montrer au balcon. Il se dégage globalement une franche et singulière émotion par la façon dont il pose, à la fois absent et omniprésent, sur le spectacle du monde « extérieur » son regard étonné, comme s’il s’agissait à chaque fois du premier et de l’ultime.