« L’art de raconter touche à sa fin. Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens capables de raconter quelque chose au vrai sens du terme. De là un embarras général lorsque, au cours d’une soirée, quelqu’un suggère qu’on se raconte des histoires. On dirait qu’une faculté qui nous semblait inaliénable, la mieux assurée de toutes, nous fait maintenant défaut : la faculté d’échanger nos expériences. »
Walter Benjamin, Le Raconteur (1936), section I.
Dans le premier – et long – plan de La Nuit des rois, la caméra survole impérialement, dans une plongée à 90 degrés, la forêt qui entoure la Maison d’Arrêt et de Correction d’Abidjan (MACA), où va se dérouler le film. Lentement, elle nous entraîne vers la prison, en filmant la forêt comme un lieu déjà lui-même si dense, si étouffant, que ce dernier n’apparaît d’ores et déjà plus que comme le prolongement d’un espace carcéral qui se trouve, par ce majestueux mouvement d’appareil, étendu à l’univers du film dans son ensemble. Car dans La Nuit des rois, il n’y aura pas d’extériorité à cette prison, qui apparaît comme une totalité close sur elle-même, si bien qu’il est tentant d’y voir une sorte de modèle réduit du monde tout entier.
Philippe Lacôte brouille toutefois les pistes, ne tranchant jamais véritablement en faveur du mythe ou du réel, de l’allégorique ou du littéral, et ce dès le petit texte qui clôt le premier plan pour introduire le récit, où se mêlent éléments factuels et fictionnels. Nous y apprenons que la prison n’est pas gouvernée par des gardiens, mais par l’un des prisonniers : Barbe-Noire, dont l’autorité est de plus en plus contestée à cause de sa santé déclinante. Comme le diront plus tard les soldats en poste à la prison, la MACA est « la seule prison au monde gouvernée par un détenu ». Pour réaffirmer son pouvoir, ce dernier décide de renouer avec un ancien rituel : un nouveau prisonnier, choisi par lui et renommé « Roman », devra raconter toute la nuit des histoires, qui permettront d’ensorceler la foule des prisonniers.
Besoin de récit(s)
L’entrée dans cet univers est troublante, face à la violence et à la tension qui règlent les échanges entre détenus virils, saisis au vol par une caméra elle-même tremblante, qui semble presque apeurée par ce qu’elle filme. La mise en scène donne très vite à sentir les mécanismes de pression du groupe qui structurent la vie de la prison. Parmi les personnages, aucune véritable individualité n’émerge d’abord : refusant toute psychologisation, Lacôte filme essentiellement les prisonniers comme un véritable magma humain (il y a d’ailleurs très peu de gros plans dans le film, qui sont réservés aux personnages existant en tant qu’individus, tels Roman). C’est ce désordre général que la restauration du rituel de « Roman » doit notamment apaiser : sans que le film nous explique pourquoi, il se trouve que les histoires narrées par le conteur que désigne Barbe-Noire permettent de charmer les prisonniers, et de rétablir l’ordre dans la MACA. La Nuit des rois place ce désir de récit au cœur de l’intrigue, des dialogues et de l’image, et là encore, il est tentant d’en faire une lecture allégorique, comme si la prison incarnait un monde asphyxié où notre besoin inconditionnel d’histoires n’est plus satisfait, conformément au diagnostic que dressait Walter Benjamin dans Le Raconteur. Ce sentiment est notamment porté par la phrase de Barbe-Noire à son élu, « Tu es Roman », qui donne à entendre que l’art de raconter n’est pas une simple caractéristique extrinsèque au personnage (et donc, si l’on suit le fil de l’allégorie, à l’être humain), mais qu’elle relève de son être même.
La rupture avec le cours ordinaire de la vie carcérale qu’entraîne le rituel de Roman se marque par la dimension quasiment surréaliste que revêt la nuit de récits. Elle est d’abord marquée par la photographie, qui prend un tour véritablement luxuriant en irriguant l’image d’un bleu onirique, mais surtout par la manière dont les réactions des prisonniers à l’histoire sont chorégraphiées : ils dansent, crient en groupe, si bien que le film tend parfois presque vers la comédie musicale. Les mécanismes qui permettent aux histoires de tenir les prisonniers dans un état de quasi-transe, ainsi que la nature même des rapports de pouvoir qui structurent la prison, restent toutefois difficiles à cerner pour le spectateur. C’est ce qui fait à la fois la relative faiblesse narrative de l’intrigue qui, paradoxalement pour un film évoquant le pouvoir du récit, peine à nous tenir en haleine, mais aussi la force presque mythologique d’un canevas et d’une mise en scène qui, pour leur part, sont d’une véritable puissance suggestive.
Une communauté de parole
La reviviscence de la communauté carcérale s’accompagne d’une sacralisation progressive de l’art de raconter. Le montage fait s’étirer les plans où Roman parle, et surtout ceux où il raconte. Scandé en trois étapes, son récit connaît une évolution frappante : dans la première, son visage est très anxieux, comme pétrifié face à l’ampleur de la tâche qui lui incombe, ce qui n’est pas sans accroître l’aura de sacré qui entoure cette dernière ; dans la seconde, il gagne en confiance, son visage est moins glacé et plus expressif ; dans la troisième, il fait preuve d’une véritable aisance, apprend à joindre le geste à la parole, à choisir la bonne intonation, là où il restait auparavant les bras ballants.
Parallèlement à cette prise d’ampleur de la parole de Roman, le récit gagne en puissance et témoigne de plus en plus de sa capacité à rendre son souffle à la vie asséchée des détenus. Tous les plans du film qui montrent autre chose que la prison sont ceux qui viennent illustrer les histoires de Roman, et les séquences narratives durent de plus en plus longtemps, tout en gagnant en autonomie du point de vue du découpage. Au début, le montage alterne les scènes de récit et les scènes racontées, puis le film ne nous montre plus que ces dernières se dérouler effectivement sous nos yeux. En d’autres termes, dans la dynamique des formes de La Nuit des rois, c’est donc encore le récit qui permet de renouveler la mise en scène en lui offrant de nouveaux espaces. Cela montre que l’art du récit retrouve peu à peu toute sa force : il s’efface derrière le récit lui-même. Roman disparaît derrière son roman.