Deux exemples forts de cinéma de genre venus d’Afrique subsaharienne (fait encore trop rare dans la distribution) auront donc marqué le début et la fin de 2014 dans les salles françaises (même peu nombreuses) : L’Absence filmé à Dakar par Mama Keïta, et Run de l’Ivoirien Philippe Lacôte. On pourrait qualifier les deux films de polars, mais la classification s’avère un peu délicate pour Run. Celui-ci s’ouvre pourtant sur un assassinat politique : à Abidjan, le surnommé « Run », présentant l’apparence d’un déséquilibré alors que sa voix off indiquera qu’il ne l’est sans doute pas, abat le Premier ministre du pays et court se réfugier hors de la ville chez son mentor insurgé. Tandis qu’il se terre, il raconte son histoire (à voix haute, comme pris d’un désir impérieux d’être écouté), introduisant des séquences en flash-back reconstituant sa vie passée. Ou plutôt ses vies passées : de son apprentissage de « faiseur de pluie » soldé par un échec à sa carrière bien profane d’assistant d’une foraine, de son introduction dans une milice nationaliste à son entrée dans l’insurrection, le parcours de Run paraît constitué d’existences disparates et articulé par des basculements, des fuites, des volte-faces.
Collisions
Des oscillations de son personnage éponyme, le film Run tire un récit fait de collisions de matières contradictoires, résultat d’un destin pas vraiment contrôlé, avec lequel l’antihéros n’a interagi que par réactions successives. Il juxtapose les régimes d’images, ainsi capable de faire se succéder la sécheresse d’un hors-champ, la douceur d’un récit d’apprentissage et la crudité d’un plan de décapitation plein cadre. Il joint les genres, enchaînant le thriller politique, le conte semi-fantastique animiste, le récit de marginaux forains comme une lointaine émanation de Freaks de Browning, et le film de gangsters (la milice ne diffère guère d’un gang). Il confronte imaginaire et réel, entre fictions de genres identifiables et évocation sans fard de la réalité politique (montée de la sauce nauséabonde de l’ « ivoirité » – l’équivalent local de notre « identité nationale », ravages d’une foule aveugle observée sans complaisance). Run cumule les dissemblables, mais c’est ainsi qu’il fait aussi ressortir les semblables, à savoir les articulations de cette disparité : les départs brutaux, les reniements, les refus d’assumer une direction.
À la fin, quand la rétrospective boucle la boucle, Run semble avoir accepté la direction qu’il a prise (fût-ce pour fuir de nouveau après). Mais il doit alors faire face à une vision synthétisant les contradictions de son parcours : vision incongrue, potentiellement symbolique mais qui frappe avant tout par son caractère hallucinatoire, superposition de la réalité et de l’illusion dans le regard d’un homme sans doute pas fou mais malade, dont les symptômes, contractés au cours du voyage, apparaissent comme les échos d’un pays se débattant également avec lui-même. C’est de cette maladie, de cette confusion de destins possibles et avortés que le film de Philippe Lacôte a su s’imprégner, donnant libre cours à une visible gourmandise de cinéma où le témoignage politique et l’envie de raconter des histoires ne se séparent pas.