Ethnologue et réalisatrice, Marianne Chaud est LA spécialiste audiovisuelle des Himalayens. Dans son troisième long métrage dédié à la région, elle s’attache aux éleveurs nomades confrontés à l’exode rural. Exotisme raisonné, mais pas seulement.
Un bus démarre sur la piste poussiéreuse, passe le ruisseau, s’éloigne vers le fond d’une vallée d’altitude. Tout le village de bergers est là, venu saluer le départ de ceux qui ont choisi cette année de vendre leurs bêtes pour partir à la ville. Une saignée annuelle qui annonce la fin prochaine d’un mode de vie et d’une communauté nomade du Ladakh.
Marianne Chaud est ethnologue, elle voyage et travaille depuis plus de dix ans au Karnak, dans la région du Ladakh. Une fois passée la première scène, la réalisatrice prend la parole pour interroger les hommes et femmes qui continuent encore, au moins pour un an, d’élever leurs bêtes. Le premier niveau de La Nuit nomade, celui qui consiste à le pratiquer façon Connaissance du monde, est largement atteint. On peut aisément s’attacher à la découverte d’un peuple inconnu, parcourir les hauts plateaux himalayens, ressentir un peu des mystérieuses sensations que les montagnes font naître en l’homme, et partager l’angoisse de l’exode rural avec les éleveurs. Malgré un équipement léger, Marianne Chaud récolte joliment la parole et les us des Karnakiens, évoque avec eux leurs problèmes, les enregistre, explique sa place de réalisatrice comme eux-mêmes la lui assigne ou la questionne tout au long du film.
C’est là qu’une seconde dimension, plus riche, se superpose. Sans aller jusqu’à se filmer, la réalisatrice intervient pour interroger les hommes et femmes qu’elle suit, avec qui elle vit plusieurs mois par an, dont elle parle la langue et qu’elle a choisis comme sujet d’étude. De ce fait, cette voix de femme hors-champ, que tous regardent mais que l’on ne voit jamais, prend une drôle de place, entre l’ethnologue, la réalisatrice (Arte est derrière le film, cela ne s’oublie pas), et la femme puisqu’une relation forte apparaît avec certains hommes, et leurs épouses qui lui reprochent sa proximité. À ces dimensions distinctes – le rapport scientifique et le rapport humain – s’ajoute une troisième, troublante dès son énoncé : l’imagerie de l’Himalaya et de ses peuples mal connus. Le spectateur vient au film, en partie attiré par cet exotisme, qu’il touche au tourisme, au spirituel, voire au géopolitique. À l’évidence Marianne Chaud partage – aujourd’hui encore – cette fascination. Elle pointe au fil des questions et interroge la validité de la démarche ethnographique, particulièrement lorsqu’elle est mêlée à la réalisation d’un film destiné au grand public.
D’où une certaine artificialité dont La Nuit nomade n’est jamais vraiment dupe. Marianne Chaud n’est jamais tout à fait naïve et n’oublie pas qu’elle s’empare d’un sujet amplement universel (l’exode rural) ; elle sait bien, en fin de compte, combien son long métrage ne contiendra pas la complexité de son cas. C’est peut-être ce qui fait que le film charme, pose des questions de cinéma, mais n’invente pas de réponses ni n’y prétend. Qu’est-ce qu’un film ethnographique aujourd’hui ? L’enregistrement de la réalité est-il le mieux à même d’en rendre compte ? Les éléments de réponses viennent plutôt d’objets filmiques qui contournent ces problématiques tant auprès des filmés que des spectateurs. Pêle-mêle, comme autant de pistes à parcourir : La BM du Seigneur, la série The Wire, L’Été de Giacomo.