En France, on aime le cinéma américain. On admire son efficacité, sa concision, son professionnalisme à toute épreuve, jusque dans les plus basses tâches. On voudrait bien l’imiter. D’une part, parce qu’il sait rapporter de l’argent sans rien lâcher sur l’ambition de ses sujets — et, en effet, quoi de plus attrayant pour la conscience que cette richesse raisonnable, justifiée ? D’autre part parce que, dans le fond, on a un peu honte de notre cinéma subventionné et de notre coterie d’auteurs désinvoltes, qui fabriquent de beaux films que personne ne voit. Parce que tout le monde les trouve nécessaires mais personne ne veut les voir. Pour coller aux basques du cinéma américain, et espérer lui ressembler un tout petit peu, nos « grands cinéastes » font beaucoup d’efforts. Mais les Guillaume Canet, les Jacques Audiard, les Alain Corneau, les Luc Besson n’ont pas complètement réussi à digérer la forme américaine. Quelque chose d’encore trop franchouillard leur collait aux basques : un aigre complexe d’infériorité que les millions d’euros n’ont pas suffi à étouffer. Alors comment, dans ces conditions, rendre compte de cette réalité : la pénétration de l’imaginaire américain sur notre territoire ?
Aujourd’hui, il semble qu’un cinéaste ait trouvé une solution viable, et même très convaincante. Il s’appelle Jean-Charles Hue et son film La BM du Seigneur. Cette solution ne passe ni par les millions, ni par les stars, ni par la gonflette des effets spéciaux ou autres tourbillons de caméra. Elle passe par l’imaginaire. Par ses discrets échos, qui résonnent en tous ces lieux qui conservent encore, au chaud, une belle collection de récits. Ces lieux-souches où l’on a encore besoin de se raconter, de se faire passer des histoires, ce sont les communautés. À cet égard, il n’y a aucune différence entre une famille de pionniers chez John Ford et la communauté yéniche chez Jean-Charles Hue. Toutes deux entretiennent une relation particulière au territoire d’un pays. Une relation qui, nécessairement, se relate.
Tout commence par une histoire de famille. Pas un portrait des névroses familiales — l’habituel « linge sale » du cinéma français — mais une histoire de loi et de territoire. Un western. Un patriarche remonté dépêche son fils de se battre pour lui contre son jeune chien fou de cousin, pour avoir tourné avec sa rutilante BMW trop près du camp de caravanes. Nous sommes au sein d’une communauté de gens du voyage et, ici, la loi du père ne fait pas question. Le fils s’exécute ; toute la famille est derrière lui pour le soutenir dans son combat, qui prend l’allure d’un rite initiatique. Jean-Charles Hue nous plonge dans un monde où les conflits de famille concernent l’ensemble de la communauté, où chacun à son mot à dire sur les problèmes des autres, où chaque événement est discuté, le soir, au coin d’un feu ou dans les caravanes. Si le patriarche prend en charge de juguler l’individualisme de son neveu, c’est bien entendu parce que son attitude s’oppose à la cohérence du groupe. Pour la conserver dans son habitat – ces plaines désertiques beauceronnes où s’installent les voyageurs, ces grandes coulées de bétons où percent quelques plantes — il faut éprouver cette loi patriarcale, l’honneur, en la faisant jouer dans tous les rouages de cette petite société — frères, mères, sœurs, enfants, cousins, amis. Il est si rarement question de loi, dans la fiction française actuelle, qu’on se réjouit qu’un tel film, enfin, s’en empare.
Le plus beau, dans cette première partie, c’est ce qu’on aime aussi dans les films de John Ford : cette acuité dans la description sociale qui fait qu’aucune feuille de l’arbre (généalogique) ne peut s’agiter sans que bruissent toutes les autres. On ne peut dès lors s’empêcher de dire que c’est précisément dans cette sourdine de l’individu, exigée par l’observation du jeu social, que le cinéma français est le plus susceptible de renouveler ses récits.
Une fois le conflit réglé, le film prend une autre tournure. La question sociale se retourne comme un gant. Les deux fils aînés du patriarche, pères de famille, sont liés par un vilain trafic. Un flingue promis contre une belle BMW blanche volée. Un soir, un ange apparaît à Frédéric qui entre dans une crise mystique : il se tourne vers l’évangélisme et décide de purifier son existence. Le trafic s’en trouve gelé, ce qui crispe les relations entre les deux frères. Le choc moral atteint le plus imposant des trois frères, un véritable colosse, un Tony Soprano yéniche, capable de passer en une seconde de la bonhomie à une froide agressivité. Celui que tout le monde craignait devient l’objet des quolibets et la cause d’une gêne qui gagne toute la communauté. Parce qu’en Frédéric, la loi morale entre ouvertement en conflit avec la loi sociale. Le vol est toléré par tous et pratiqué par la plupart, assurant une grande partie de leurs revenus. La crise mystique de Frédéric le met soudainement en rapport avec une communauté plus large, de laquelle il adopte la loi morale et la ramène parmi ses proches. Agent viral, elle agit sur eux en accusant indirectement leur mode de vie et ses petits arrangements avec la sacro-sainte propriété. Du coup, Frédéric passe pour un faible, un lâche, enfin, pour un traître aux siens.
Jean-Charles Hue a bien raison de ne rien se refuser. Il sait que la pauvreté de la mise n’entame en rien l’audace du coup. Alors, il tente des choses. Il ne lésine pas sur les beaux mouvements de grue qui, à plusieurs reprises, élèvent la caméra au-dessus du camp ou font tournoyer le monde hors de ses repères. Il n’hésite pas à pousser son récit vers les pentes fantastiques de la visitation, en se glissant subjectivement du côté de celui qui croit (et doute en même temps). Le film affronte ces risques avec un beau courage, sans jamais avoir honte de la pauvreté de ses moyens. Il sait à tout moment la convertir en force épique. Quel sera l’ange du film ou le gage de sa visitation ? Un gros chien blanc, tout bête, un placide pit-bull qui, selon Frédéric, lui a été confié par son messager. Rien qu’on ne puisse s’attendre à trouver sur un camp de voyageurs. Ainsi, chaque objet, chaque lieu, chaque personnage, dans La BM du Seigneur, est paré de cette double nature. À la fois occurrence toute bête de la réalité la plus directe, avec laquelle on fabrique le film, et nid de fictions potentielles, jouet de tous les racontars. Car le film a l’intelligence de faire passer l’essentiel de la fiction par ce qui la porte souvent à incandescence : la parole. Empoignades, disputes, argumentations, déconnades, tous ces échanges servent aussi à une chose : transporter le mythe que cette petite société appose à son existence et par lequel elle se raconte.
Évidemment, cela ne va pas sans quelques passages en force. Le film fonce tête baissée et rencontre pas mal d’obstacles sur son passage. Les séquences sont souvent montées par-dessus la jambe. Certains plans poussent comme des champignons sur la trame du film, dont la réalisation varie du très soigné à l’approximatif. Le souffle épique côtoie le souffle court. Tout cela brinquebale, chavire, menace de s’écrouler, puis non, tient la barre coûte que coûte contre vents et marées et vogue au petit bonheur. Peu importe. Rien ne sert de faire le décompte des fautes du film. Ce serait prendre le cinéma pour une grammaire — beurk ! Ce serait, surtout, passer à côté de l’essentiel. La force avec laquelle Jean-Charles Hue impose ces nouvelles gueules burinées au centre de l’écran français. La langue-coup-de-fouet des « rabouins », avec ses « raclis », sa « chourave », ses « ma couille » et ses « mon cousin », incarnée avec une précision remarquable (on sent que ce ne sont pas des dialogues écrits pour « faire vrai »). Enfin, cette audace qui n’a pas de prix : prendre les récits des personnages au sérieux et les intégrer à la narration du film, sans rien transiger sur les difficultés qu’ils imposent. Ainsi, Jean-Charles Hue réalise une coupe précieuse et irremplaçable sur l’imaginaire yéniche, qui se décrit à mesure qu’il se mythifie, qui se fixe à mesure qu’il s’extrait du réel. Un pari risqué et largement tenu.