Curieuses têtes d’affiche pour cette fable italienne de l’amitié en butte à la xénophobie ordinaire. Elle : Zhao Tao, Chinoise et d’ordinaire inséparable de Jia Zhang-ke. Lui : Rade Šerbedžija (prononcer : « Sherbedgia »), Serbo-Croate renommé dans l’ancienne Yougoslavie, aujourd’hui probable recordman du nombre de rôles de Slaves moustachus à Hollywood. Rencontre improbable mais sans emphase, comme celle de leurs personnages respectifs, non à Venise comme le suggère sournoisement le titre français, mais à l’entrée de sa lagune, dans le modeste port de pêche de Chioggia. Elle travaille dans un bar racheté par des compatriotes chinois, pour financer l’émigration de son fils resté au pays. Lui non plus n’est pas né dans le coin, mais il a eu le temps de se fondre dans le décor, il est donc « d’ici ». D’où la différence de regard, faussement paradoxale, que les habitants portent sur eux lorsqu’ils commencent à s’intéresser l’un à l’autre, à se confier leurs univers, leurs espoirs et leurs cicatrices.
Le film, dans sa bonne tenue de sage premier long métrage de fiction, est moins intéressant dans l’attention qu’il porte à cette amitié défiant les préjugés que dans sa perception de la violence discrète qui l’entoure. Ainsi, le scénariste-réalisateur y fait une peinture assez fine et pertinente de la xénophobie la plus ordinaire, incrustée dans la bienveillance de façade d’une petite ville tranquille (pertinence qu’on attend toujours de voir dans le cinéma français sur le même thème). L’étrangère n’y existe que dans le cadre de son rôle dans la société : on est poli avec elle quand elle est derrière son bar, mais on rechigne à la voir en sortir, même à la voir y montrer un signe d’individualité (en demandant de régler les ardoises laissées à l’ancien propriétaire, par exemple) ; dès qu’elle s’y laisse aller, elle redevient « la Chinoise ». L’ironie cruelle de cet état de fait est que ses employeurs chinois tablent précisément sur ce racisme latent des autochtones, en l’encourageant à s’effacer dans son travail et en refusant qu’elle compromette sa clientèle avec une « relation inappropriée ». Son nouvel ami pêcheur, lui, semble très tôt conscient des obstacles inavouables auxquels leurs échanges vont se heurter, se blindant instantanément dès que fusent vers lui les premières remarques, les premiers avertissements (d’où une limpide scène de pose de filets, où un simple raccord marque les prémices d’une exclusion volontaire).
Les dangers de la poésie
Le film d’Andrea Segre développe ainsi une vision d’une intelligence louable – même si le constat pourrait être poussé plus avant – sur des sentiments peu avouables qui minent une communauté. On peut regretter qu’il ne soit pas resté sur cette ligne de discrétion et de confiance dans la justesse de son observation, qu’il n’ait pas résisté à la tentation de surligner par endroits son propos. Ainsi le racisme larvé n’évite-t-il pas de trouver son stigmate bien voyant dans le gros beauf magouilleur campé par Giuseppe Battiston. La mention de la poésie comme trait d’union entre les deux êtres crée un espace d’abstraction plus béat que réellement émouvant. Elle a l’autre inconvénient de contribuer à faire du personnage de Šerbedžija un archétype appuyé : pêcheur poète, qui plus est originaire d’un pays meurtri par les guerres ethniques, donc forcément sensible à la question de la relation à l’autre. Sa relation avec la barmaid est alors partagée entre le contexte réaliste jusque dans son hostilité, d’où elle tire son côté poignant, et des conventions téléphonées qui la dessèchent quelque peu. Ici et là, se fait sentir le poids d’une écriture moins confiante dans la réalité du sujet que dans le cliché, et on aimerait bien voir Andrea Segre surmonter ce lest dans ses prochains films.