Parmi les archétypes de héros classiques du cinéma, figure celui qu’on pourrait appeler « l’honnête citoyen » : membre d’une institution censée œuvrer pour le bien commun, il est arrimé à son objectif de bien faire son travail avec la conviction que la fidélité aux principes — matériels, méthodologiques, moraux — qui les régissent garantira sa satisfaction, et ce face à des puissances sournoises traitant ces principes comme une mascarade. On pourrait rattacher à cet archétype, par exemple, les journalistes américains mis en scène ces dernières années dans des odes hollywoodiennes au quatrième pouvoir (Spotlight, Pentagon Papers). Dans L’Ordre des choses d’Andrea Segre, on sait rapidement qu’on a affaire à un tel personnage. Corrado Rinaldi est une sorte de super-flic mandaté par le gouvernement italien en Libye pour négocier avec les forces de l’ordre locales, afin d’assurer le renforcement de la rétention des migrants venus jusqu’à ces rives de la Méditerranée pour tenter la traversée. Et ce fonctionnaire à l’intégrité sans faille (au contraire, devine-t-on, de ses collègues déjà sur place et plus familiers avec l’état des lieux peu reluisant) mènera sa tâche jusqu’à ce que l’objectif qui lui a été assigné paraisse efficacement atteint, faisant mine d’ignorer — par conviction plus que par naïveté — l’adversité de plus en plus évidente de deux forces œuvrant séparément pour un même statu quo : les forces libyennes, qui se servent de leurs centres de rétention pour alimenter leurs trafics (extorsion, esclavage) ; mais aussi l’administration italienne qui escompte plus de pouvoir annoncer de bons résultats rapidement que d’en obtenir, et ne s’accommode pas si bien que cela d’un serviteur aussi tatillon.
Régulation difficile
La filmographie fictionnelle et documentaire d’Andrea Segre (La Petite Venise, La Prima Neve…) s’est souvent centrée sur des personnes déplacées pour qui l’Italie est ou a été une terre d’accueil ou un point de transit. Avec L’Ordre des choses, c’est la première fois qu’il aborde la question de l’immigration du côté de ceux qui la régulent ; le migrant est ici la figure du facteur humain que le protocole souhaite maintenir à distance. Or, c’est l’humanité du régulateur, dans toute sa faillibilité, que Segre dépeint ici, sur un mode assez polyvalent. Identifiant en lui le fonctionnaire intègre souhaitant accomplir sa tâche de la manière la plus honnête voire « humaine » possible (il s’émeut même de l’état des centres de rétention libyens), il nous met en position de désirer le succès de sa mission, dans des interactions avec des acteurs dont on devine sous les manières la mauvaise volonté. Ce n’est pas la partie la « mieux-pensante » du film (la mission est tout de même de maintenir les migrants hors d’Europe, via des centres de rétention flambant neufs), mais c’est sans doute la plus finement jouée par le cinéaste, qui oppose avec doigté le rigorisme buté du super-flic et la disponibilité feinte — et un brin contrariée par ce volontarisme — de ses interlocuteurs. Mais face à un « ordre des choses » qui tâche de maintenir ses secrets honteux tout en donnant l’illusion du mouvement, l’homme de bonne volonté se bat contre du vent, sans avoir les moyens d’agir au-delà de l’illusion — ce que Segre signale par quelques traits de caractérisation qu’on pourra trouver un peu trop explicites, comme la pratique de l’escrime du personnage : on le voit régulièrement s’entraîner à ce sport sur sa console de jeux, mais le seul combat non virtuel qu’on le verra mener — et qu’il gagnera, ce sera contre son propre fils, faute d’un adversaire dont on ne puisse douter de la pugnacité face à lui. Enfin, il y a le versant le plus attendu, celui de l’ébranlement du formalisme du mandataire face au facteur humain : abordé par une jeune Somalienne qui souhaite être libérée d’un de ces centres sinistres, Rinaldi commence à se demander comment concilier sa charge, basée sur des données officielles, avec sa conscience de la situation réelle révoltante.
Les limites
Dans l’ensemble, le constat sur la façon dont Segre mène son récit d’actualité sociale est semblable à celui tiré de La Petite Venise, entre délicatesse, intuitions et quelques grosses ficelles, comme si ses histoires ne pouvaient se passer de quelques béquilles. Ici, c’est surtout la fin qui interpelle et emporte le morceau. Subitement, sans qu’aucune pression dramatique décisive n’ait été exercée, Rinaldi acte de lui-même l’impossibilité de l’équilibre entre ses intentions contradictoires, et fait un choix — motivé par une facette de sa personnalité pas ouvertement exploitée jusqu’ici par le film, mais dont on devine alors qu’elle a grandi en lui au fil de sa mission. L’Ordre des choses, à cet instant, ne peut définitivement plus être pris pour un film « sur » la question de l’immigration ; à la place, il complète le portrait tranquille, mais au constat cruel, d’une bonne conscience bourgeoise face à la difficulté de repousser ses limites.