Porter au cinéma de fiction une expérience personnelle douloureuse est un exercice délicat. Le cinéaste qui souhaite en retranscrire la vérité crue se voit souvent face à une contrainte d’équilibriste : ne pas perdre le contact avec un sujet intime, et néanmoins prendre assez de recul pour trouver son expression en termes de cinéma. C’est encore plus vrai pour les jeunes réalisateurs qui, faute d’expérience de mise en scène, sont tentés de se rabattre sur leur expérience de spectateur et/ou d’étudiant, sur ce qui a déjà été fait, jonglant ainsi entre l’apport tout personnel et le recours à certains conventions. La Régate, premier long métrage de fiction que le Belge Bernard Bellefroid a tiré sur sa propre enfance, illustre assez bien cela, dans sa fragilité comme dans sa force.
Le jeune et prometteur Joffrey Verbruggen porte avec conviction le rôle d’Alexandre, boule d’individualisme et de violence mal rentrée, à la vie partagée entre la brutalité physique du père qui l’élève seul (Thierry Hancisse, second rôle au visage familier en France à défaut du nom) et une activité sportive — l’aviron, au club de Namur — où, malgré un potentiel évident, il ne fait que décharger son mal-être. Son entraîneur (Sergi López), qui ignore tout de son calvaire familial, n’en cerne pas moins son impasse intérieure et ne lui fait aucun cadeau pour l’en sortir, lui imposant la pratique de l’aviron comme impliquant le mouvement vers « l’autre », la rupture de la coquille physique et mentale. De même que le sport s’offre comme une porte de sortie entrouverte de l’enfer d’Alex, le film, soucieux de ne pas rester collé à la dureté de son sujet « moteur » (la transmission de la violence, dans la famille et la société), le soulage quelque peu avec des soupapes de sûreté qui sont les recours à des ressorts de genre bien connus : ceux du film de sport, aussi du film d’apprentissage avec, comme de bien entendu, l’éveil à l’amour. Le réalisateur se sert habilement de ses soupapes de sûreté, évitant de s’enliser dans la convention : d’abord par la sobriété de l’image propre à la prudence du débutant, mais aussi parce qu’il sait se créer des échappées vraiment fictionnelles et néanmoins toujours au service de la part humaine de son personnage meurtri. On pense à ces quelques moments de comédie auxquels se laisse aller la description de l’entraînement sportif : prêtant à sourire, ils ne cessent pourtant d’être sérieux, le garçon se voyant amené à revoir sa prise en main de son avenir.
« Prudence vis-à-vis de sa propre fragilité »
Un peu plus proche du drame familial, il y a dans le film une autre échappée vers la fiction : une vraie tranche de polar social impliquant le père, qui y attire fatalement son fils. Cette piste-là, le film se serait bien passé de l’emprunter : réaliste et percutante comme il faut, cette sous-intrigue apparaît néanmoins comme d’autant plus dispensable qu’elle esquisse un début d’explication un peu facile de la violence paternelle par l’aliénation sociale. Pourtant, lorsque cette violence transparaît à l’écran (puisque tout tourne autour de cela, finalement), il est évident, et la caméra s’en rend bien compte, qu’il n’y a pas de responsable à pointer du doigt, pas d’explication sociologique à avancer, mais des nuances terribles de l’âme humaine à saisir. Il suffit de voir le père, cette brute troublée, dont le comportement — abusif ou non — révèle moins une noirceur d’âme qu’un vide, une lacune, un saisissant manque de maturité et de capacité à s’assumer qui fragilise le fondement de son autorité sur son fils. Le mal que ce personnage suggère apparaît alors plus profond, de source plus lointaine et moins saisissable qu’une phrase de note d’intention.
Avec cette relation père-fils seule (lutte physique d’un niveau presque puéril et pourtant bien inégale, difficulté du fils à couper les liens avec le père), le réalisateur tient de toute évidence une vraie matière pour son film, et on regretterait presque qu’il la prolonge d’éléments de scénario plus convenus, comme de béquilles. Sans doute est-ce par prudence vis-à-vis de sa propre fragilité : c’est ce que suggère l’hésitation manifeste de la mise en scène quant à l’attitude à adopter, entre lâchage de bride et retenue. La plupart du temps, on sent dans les choix du réalisateur un désir de se débarrasser de la pudeur et d’oser l’expressivité des sentiments et des élans : emploi de la musique rock, scène finale incongrue mais libératrice où le si solide entraîneur, apprenant le drame qu’il avait jusqu’ici ignoré sous son nez, se met soudain à pleurer comme un môme. Et pourtant, lors de certaines scènes de violence familiale, lui qui a fait tant d’efforts pour approcher le mal se rétracte un moment, se réfugie dans un hors-champ pas vraiment productif, privant par ailleurs l’image d’un contraste qui eût été bienvenu entre l’immaturité du père et sa brutalité parfois extrême. Le cinéaste a visiblement encore des difficultés à appréhender un sujet douloureux ; néanmoins, ce qu’il réussit à faire passer reste prometteur.