Pas un, mais sept films. Sept films qui composent un puzzle de la ville de Marseille, concentré sur des lieux de vie. De vie sociale, de lien social. Marseille, bigarrée, diverse, contradictoire, peuplée de personnalités qui le sont tout autant, forme un lieu d’où la cohérence surgit de la mise en commun des différences, un territoire, une République au sens de cité. Sept films témoignant d’une démarche rare que Denis Gheerbrant sert par ses rencontres avec des personnages signifiants : de leur ville, de leur vie, de la vie.
Sept films, de quatorze à quatre-vingt cinq minutes, qui donnent la parole à ceux qui font les luttes de Marseille aujourd’hui. La Totalité du monde, Les Quais, L’Harmonie, Les Femmes de la cité Saint-Louis, Le Centre des Rosiers, Marseille dans ses replis, La République ont ce point commun, parmi bien d’autres. À part La République, film le plus long de la série, aucun n’a pour décor le centre-ville. La Totalité du monde et Les Quais prennent corps dans le port autonome de la ville, évoquent le monde des dockers. Pour les autres, c’est direction le nord… de Marseille. Ces fameux quartiers nord tant caricaturés, de l’Estaque en forme de village aux cités des 15e et 16e arrondissements. Ici aussi, peut-être avec une acuité encore plus forte, le lien social se créé jour après jour, parfois difficilement, malgré les difficultés, mais il se crée. C’est ce lien qui englobe l’humain que Denis Gheerbrant cherche à capter dans ces rencontres. Des rencontres préparées par une longue recherche pré-tournage, sur le terrain, qu’il a choisies autant qu’elles l’ont choisi (voir l’entretien du réalisateur accordé à Critikat).
La lutte pour finale
Au cœur de ces rencontres, Denis Gheerbrant tisse un fil ténu entre passé et présent, fait surgir le sens des luttes actuelles en écho avec les luttes passées : le communisme, le monde ouvrier, l’engagement de Mai-68, l’engagement des Républicains espagnols immigrés à Marseille, les dockers… et ce que tout ça est devenu aujourd’hui. Gheerbrant filme des habitants témoins d’une désindustrialisation, d’une « dé-communisation », des changements qui déplacent le champ social chaque fois un peu plus hors du centre. Et puis il filme cette République, l’avenue de la République, symbole, dans ce film-là, aussi, d’une lutte politique : ou comment les habitants de cette grande artère haussmannienne centrale se retrouvent pris dans l’étau d’un projet immobilier dont l’issue, pour eux, est d’être délogés, et comment ils reprennent place dans la Cité, grâce à leur opposition au projet. Ne pas renoncer, ne pas quitter son logement, mais aussi son quartier et, partant, sa vie.
Car les personnages de cette République, à l’image de ces vieilles Femmes de la cité Saint-Louis, habitent les lieux où Denis Gheerbrant les rencontre depuis des années, des décennies, depuis leur naissance parfois. C’est Vincent, dans La République, qui raconte ses jeux d’enfant dans ces ruelles, ce sont, encore, les femmes de Saint Louis qui rient face caméra en évoquant les flirts de jeunesse au bout d’une impasse. C’est Rolf, docker, dans Les Quais, qui crie, impuissant devant une barrière nouvellement montée devant un petit port de plaisance où il pêchait les loups avec sa fille : « J’ai envie de toucher l’eau, elle est à moi ! » C’est Roger, dans L’Harmonie, qui raconte ses luttes ouvrières dans l’usine de sucre aujourd’hui menacée de fermeture : « Des heures de souffrance mais aloooors ! Des heures de bonheur aussi ! Les grèves de 68, quand on a obtenu la quatrième semaine… » Ces lutteurs-là s’inscrivent tous dans une histoire sociale où ils laissent une trace, cette trace que le réalisateur veut capter, dont il veut faire prendre conscience à ses rencontres. Car si le passé a fui dans les interstices des murs, du tramway de l’avenue de la République et de la Canebière, il reprend ici une place, dans la parole filmée.
Les mots pour capter le temps, en longueur
Dans ce Marseille d’images et de mots, le documentariste fait preuve d’un sens aigu des lieux et des métaphores qu’ils engendrent. Il parvient à faire surgir le sens des espaces, leur signification, les conséquences de l’espace sur la vie des gens, comment ils se moulent dans la ville. D’usines désaffectées en containers rouillés, de silhouettes d’enfants joueurs cachées derrière le tramway qui passe à présent dans la République, aux fragiles rochers bordant le port peu à peu avalés par l’immensité d’un cargo envahissant le cadre, ou encore aux lignes de fuite d’une cité délabrée, la géographie particulière de cet amphithéâtre de collines face mer s’imprime sur l’écran, sans commentaire, sans voix, parfois sans gens.
À l’inverse, le cinéaste se place dans une position parfois trop descriptive face aux gens : tirer le fil de ce que ces hommes et femmes ont en eux, ce qui fait leur humanité, voilà ce qui l’intéresse… quitte à, parfois, moins intéresser son spectateur. Si sa démarche est louable, voire nécessaire, tant elle pose le temps du récit dans une durée atypique, prend le temps d’écouter ces récits qui montent de la ville, on sent qu’il n’a pas toujours voulu choisir, renoncer à certains passages des entretiens. Quelques longueurs dans ces entretiens font perdre de la force aux habitants qu’il filme. On aimerait, par moments, davantage de suggestion sur ces « personnages réels », comme le cinéaste le fait avec les espaces. On peut se sentir agacé par cette vie qui surgit hors cinéma, ce hors champ placé plein champ, comme les ponctuations de l’auteur en réaction aux paroles des personnages, ou l’impression de tenir conversation au salon. Le dispositif mis en place par le documentariste est simple : lui, la caméra, la personne. Un cadre, souvent resserré sur les visages, souvent fixe. Dans ce temps dilué où les mamies sortent des photos de l’ancien temps, aussi touchantes soient-elles, traînent des clichés pas toujours utiles au récit. « Dans La République, explique Denis Gheerbrant, Jules dit parfois des banalités. Mais ce qui m’intéresse, c’est la tête qu’il fait quand il les raconte. » Certes, ces moments de grâce surgissent par moments. Comme avec le personnage de La Totalité du monde, le film le plus court de la série. Le décor est un simple bar où un billard mange tout l’espace, l’homme est assis derrière une table, et raconte son passé ouvrier. Son discours tâtonne, il cherche le mot juste pour parler de sa relation au travail et à la liberté, jusqu’à trouver cette expression bien à lui, exprimant ce désir d’embrasser « la totalité du monde ».
Capter le mouvement
Si la longueur des entretiens est gênante par moments, le mouvement de la ville et de ses habitants reste en ligne de mire. De ce point de vue, les opus les plus réussis sont L’Harmonie et Le Centre des Rosiers, car le discours de lutte s’y inscrit dans les scènes quotidiennes, et non plus calé derrière une table. C’est lorsque le cinéaste s’efface derrière son sujet qu’il trouve la meilleure distance, qu’il capte des moments constitutifs de la cité, comme ce repas-dansant de L’Harmonie, où le cadre sur la grande salle se déplace soudain en contre plongée dans la cage d’escalier : des étages supérieurs s’échappe le chant lyrique d’une jeune femme, tandis que des aînés tournent sur la valse musette. Le réalisateur trouve là l’élan harmonique qui place son film dans le mouvement. Il le trouve de la même façon à la fin de cette incursion à la fois tendre et violente dans ce Centre des Rosiers des fameux « quartiers nord ». On a navigué entre ce père racontant la mort de son fils, poignardé par des jeunes, et, juste après, cette Comorienne chantant une berceuse d’une tristesse infinie, dont les paroles proclament que « les rues n’ont jamais bien élevé les enfants. » « On est en perdition ici », dit la femme. Denis Gheerbrant trouve dans ces deux personnages une force directe, qu’il a la finesse d’enchaîner sur les visages des enfants de la cité, assemblés en riant autour d’un spectacle de danse. La vie, malgré tout. Marseille dans ses replis.