Denis Gheerbrant livre avec La République Marseille un documentaire-mosaïque composé de 7 films de durées différentes : L’Harmonie (53’), La Totalité du monde (14’), Les Quais (46’), Les Femmes de la cité Saint-Louis (53’), Le Centre des Rosiers (64’), Marseille dans ses replis (45’), et La République (85’). Membre d’Addoc (Association des Cinéastes Documentaristes), Denis Gheerbrant définit sa démarche par le prisme des bouleversements économiques et esthétiques du genre documentaire.
Comment s’écrit et se prépare un tel projet documentaire ?
Je suis parti d’un certain nombre de lignes de force. Je connaissais déjà Marseille : j’y avais déjà tourné des séquences de mon film Et la vie. Pour moi Marseille c’est une ville populaire, et qui se veut populaire. Auprès des Marseillais avec qui j’avais déjà travaillé, j’avais remarqué que la notion de récit était quelque chose de naturel, et que ces récits se situaient entre l’individuel et le collectif. Le collectif à géométrie variable, qui relève de l’alentour géographique, du quartier, mais toujours avec la conscience très forte d’appartenir à cette ville, à cette entité qu’est Marseille. Le titre du film c’est La République Marseille mais ça aurait pu être la cité Marseille dans le sens d’une cité grecque…
Pour revenir à la question de l’écriture, j’ai d’abord essayé de me repérer dans Marseille. J’ai mené un travail d’enquête de plus de 6 mois. J’ai cherché à rencontrer les gens : je suis passé par les associations et les syndicats… Il y a eu plein de fausses pistes dans mon écriture, même dans le dossier que j’ai remis au CNC.
Justement, quand on sait que le scénario est l’étape qui permet de déclencher le financement d’un film, sous quelle forme apparaissait le projet de La République dans votre dossier ?
Ce type de dossier doit donner à imaginer ce que pourrait être le film…
C’est une promesse ?… Un mensonge ?
Non, un désir de film. Une promesse c’est trop figé. Or l’écriture documentaire ce n’est pas de dire ce que l’on va filmer c’est de dire ce que l’on va provoquer pour pouvoir le filmer. C’est dire dans quelle démarche on va engager le film. J’ai donc nourri ce désir en l’appuyant sur les endroits précis où je suis allé, pour qu’ils se connectent ensemble. C’est donc un sujet multiple, sur un territoire qui me donne une liberté plus grande, et non une monographie sur une institution ou une personne.
D’où vient ce titre ? De l’envie de faire un portrait de la ville ? De faire une sorte de sociologie de cette petite république ?
Je ne le dirais pas comme ça. Évidemment il y a l’envie d’appréhender par un film une globalité et de la constituer par des pièces juxtaposées, en suivant des pistes, dans des territoires précis. Je me suis intéressé à des « territoires sociaux » où il y avait une initiative sociale. La scénographie compte aussi. Marseille est très préhensible : vous arrivez à Marseille, vous vous représentez Marseille. C’est une ville qui a une forme d’amphithéâtre tourné vers la mer. Cette représentation est importante pour constituer l’unité physique du projet, c’est-à-dire les images.
Comment avez-vous déterminé votre place au sein du documentaire ? On sent votre présence, par vos interventions en off ou avec cette caméra au poing… c’est quelque chose que vous aviez déterminé avant ou est-ce intuitif ?
C’est ma manière de faire. Ma manière de faire du cinéma : travailler seul dans une relation assez libre avec les gens. Quand je suis seul, c’est plus simple pour eux de me dire « non », et à partir du moment où les gens ont la liberté de dire « non » ils peuvent aussi dire « oui ». Il y a donc quelque chose qui se construit tranquillement, à leur rythme. On fait du cinéma ensemble. Paradoxalement, le fait d’être seul renforce le cinéma entre nous. Quand vous êtes avec une équipe, le réalisateur construit une relation particulière avec la personne qu’il filme et c’est l’opérateur qui va finalement mettre en scène, et « documenter» cette relation… Alors que dans mon cas, la relation se construit directement par la caméra. Quand on se parle, il y a la caméra entre nous. Je filme au viseur. Il se constitue donc une rencontre de corps, et le troisième corps, c’est la caméra. Pour moi c’est fondamental dans la relation. Je suis derrière la caméra et ce sont les gens qui parlent, je ne discute pas d’opinion avec eux. Ce qui m’intéresse c’est de les amener jusqu’au bout de leur parole. Mais c’est vrai que cette parole est inscrite dans une relation. Avec Jules par exemple, dans La République, je voulais éviter la multiplication des anecdotes et essayer de l’amener à un regard sur sa vie. Ce n’est pas quelque chose qu’il ferait naturellement mais c’est le film qui l’amène à ça. Ça me fait penser à Bresson et ses modèles, ce qui m’intéresse c’est l’intérieur des gens, ce qui les relie à leur propre humanité et par conséquent à nous, spectateurs.
Finalement cela donne lieu à un dispositif relativement simple, un cadre rapproché sur la personne…
Voyez comment ça se passe avec Jules et Monique : ils m’invitent à dîner et puis après il y a la « séance cinéma ». Dans mes films il y a toujours un moment autour de la table mais il n’y a jamais de scène de repas, pour la bonne raison que je mange avec les gens, et que ce n’est pas à ce moment là que je sors la caméra, c’est après.
Alors que Marseille est une ville « d’extérieurs », on est surpris de la façon dont est traité l’espace dans La République. Il se concentre beaucoup sur les appartements de vos personnages, leurs « espaces intérieurs »…
Il y a trois espaces dans La République. Il y a l’espace public, où se passent les réunions, l’agora d’une certaine manière. C’est un espace politique dans le sens où le politique est ce qui relie et différencie les gens. C’est à ce niveau là que l’espace politique à Marseille m’intéresse : comment on y articule nos différences ? Puis il y a l’espace des gens chez eux, qui est aussi une mise en scène des gens, c’est leur décor. Et il y a la ville et ses travaux, donnés d’une manière assez métaphorique, non descriptive.
Est-ce qu’au montage vous avez bousculé la chronologie de ces rencontres ?
D’une manière générale je suis la chronologie du tournage, pour la bonne raison que le tournage apprend le tournage et que le film apprend le film. Aussi pour les gens que je filme, qui progressivement savent mieux « m’utiliser ». Car s’ils entrent dans le film, c’est parce que ça leur apporte quelque chose qui les fait exister au-delà d’une relation avec un copain, qui les fait exister symboliquement. Moi aussi ça m’apprend, je comprends peu à peu ce qu’est la personne et ce qui m’est nécessaire. Les prises de vue en dehors des interviews doivent absolument être en résonance avec ce que j’ai filmé. Et au tournage, ces images je les filme à la suite des entretiens, elles représentent à la fois la réalité qui entoure la personne mais aussi ce qui métaphorise sa parole.
Le choix des « personnages » s’est-il fait facilement ?
Sur l’exemple de La République, j’ai rencontré les personnes de l’association «Un centre-ville pour tous» lors d’une réunion publique alors que j’écrivais le scénario, en 2005. Les personnages étaient déjà là : Jules, Mme Carrie… sauf Vincent. Certains personnages se révèlent. Vincent est devenu petit à petit un guide, et je suis entré dans son histoire personnelle : sa jeunesse, son engagement politique, la place du communisme à Marseille… Mais tout ça, il faut le lever ! Car ce ne sont pas les premières choses que les gens vous disent, ni les premières choses dont ils ont conscience. Le travail du film c’est de faire monter tout ça : si on n’avait pas parlé de leur passé communiste avec Jules et Vincent, ils n’auraient pas fait le lien avec la lutte qu’ils mènent aujourd’hui dans leur quartier. Au fond, je choisis les personnages mais ce sont aussi eux qui me choisissent. Ils sentent que ma démarche va leur apporter quelque chose. Mais il faut qu’ils en fassent l’usage pour le comprendre.
Donc toutes les personnes filmées sont gardées au montage ?
Oui. Dans ce film, les gens que j’ai filmés, je les ai tous montés. Mais en fait j’ai très peu filmé : 133 heures de rushes pour 6 heures de film. Les gens qui se sont engagés avec moi ont créé une relation suffisamment forte pour qu’il y ait des choses qui se gardent. Mais dans l’architecture générale du film, j’ai enlevé un film.
C’était sur quoi ? Pour quelles raisons ne l’avez-vous pas gardé ?
C’était sur un club de foot de quartier. Et l’homme qui s’occupait du club n’a pas joué le jeu. Disons qu’il a tout dit sans jamais parler ! Il n’était pas dans sa parole, mais dans un discours clos. Comme quelque chose qui préexiste et qu’on vient mettre devant la caméra. J’ai aussi eu du mal avec Roger dans L’Harmonie, car il commençait toutes ses phrases en disant « Comme je dis toujours »… alors vous vous dites que vous êtes la vingtième personne à qui il dit la même chose et que le produit va être un peu avarié ! Alors j’ai usé de différentes tactiques pour qu’il donne quelque chose.
Dans La République, nous avons le regard des habitants du quartier, jamais « l’autre côté » : les bailleurs, des politiques… Pourquoi ce choix ?
Oui. J’avais même une séquence où un élu de quartier arrivait et faisait un numéro ! C’était une perle. Mais je l’ai retiré parce que le film ne se construit pas avec la parole de celui qui est en face. Mettre des gens qui défendent deux opinions contraires face à face dans le montage, c’est un processus de dossier. C’est une illusion que de croire que les paroles sont égales et qu’elles peuvent coexister dans le même espace et que le spectateur sera juge. Mais ce n’est pas de ça dont il s’agit dans le film. Il s’agit de ces gens qui se révèlent dans cette histoire. Pour moi il n’y a pas de défaite dans une lutte populaire. Ça ne veut pas dire que la Commune ne s’est pas faite écraser, mais la Commune n’est pas une défaite dans le sens où cela reste une référence de lutte symbolique qui a inscrit quelque chose.
Mais c’est vrai qu’à la fin de La République on ne sait pas comment tout ça se termine…
J’avais pensé mettre un carton à la fin, mais il posait plus de questions qu’il n’apportait de réponses, parce que l’histoire continue. La fin de La République n’est pas tranchée : ce tramway qui passe, menaçant, pose une question : qui va gagner ?
Vous logiez où à Marseille ?
Je n’ai pas pu trouver de solution idéale… essentiellement pour des raisons de budget. Je vivais chez Jean-Pierre Daniel, à l’Estaque, exploitant de la salle L’Alhambra. C’est un homme pétri d’histoires sur la ville, et je dois dire que notre cohabitation m’a nourri. C’est lui qui m’a fait rencontrer Rolf, qui est dans Les Quais. J’avais une chambre qui donnait sur les quais… ma fenêtre est d’ailleurs dans un plan du film.
Quelles aides avez-vous obtenu des collectivités territoriales ?
Une aide de la Région uniquement. C’est un film qui s’est fait avec très peu de moyens.
Ce manque de moyens a-t-il induit des renoncements ?
Oui, surtout pour la finition. Monter seul c’est un choix, mais j’aurais bien aimé avoir une aide technique ponctuelle. Je n’ai pas pu faire les sorties comme je le souhaitais. Pour faire les copies BETA NUM c’est mieux de passer par des étapes intermédiaires mais je n’en ai pas eu les moyens. J’ai fait l’étalonnage moi-même. J’ai payé le mixage. Là le film sort, et je suis en fin de droits. Les prochains six mois seront sans argent.
Vous avez toujours fonctionné comme ça ?
Non. C’est de plus en plus dur, de plus en plus fermé. Les commissions du CNC sont tenues par des représentants d’un cinéma moyen qui n’aiment pas le cinéma par lequel ils se sentent menacés… Quand vous pensez que Pedro Costa n’a pas eu l’aide à la distribution !
En faisant sept films de six heures au total, vous faîtes une œuvre « hors système » ; vous faites partie de ces indisciplinés qui ne se plient pas aux contraintes de format !
C’est vrai. Mais si j’avais eu l’avance sur recettes long-métrage, je pense que j’aurais fait un long-métrage. C’est parce que j’ai été suivi par une chaîne de télévision locale sur mon désir de partir de différents lieux de Marseille que j’arrive à ce résultat. Effectivement, la commande n’est pas neutre. J’aurais peut-être fait un film un peu fleuve, mais j’aurais fait un objet unique si j’avais eu l’avance sur recettes.
Les personnes des films ont-elles vu le documentaire ?
C’est la question qui revient toujours… Après tout on ne demande jamais aux acteurs s’ils se sont aimés dans le film. À chaque fois qu’on me la pose, je ne peux pas y répondre… parce que s’ils pensent quelque chose de négatif ils ne me le diront pas. En général ce qui les étonnent c’est que ce qu’on a vécu fasse un film.
Y a-t-il un fil rouge dans votre filmographie ? Il y a Marseille aujourd’hui et, par exemple, ce film sur le Rwanda, Après…
Ce film-là parlait d’une expérience qui nous concerne potentiellement tous : on peut être le rescapé de quelque chose. En tout cas, ça faisait écho à mon histoire personnelle. Il y avait donc quelque chose à voir entre moi et les personnes que je rencontrais. Il faut que l’histoire de l’autre, je me l’incorpore. C’est aussi ce que je propose aux spectateurs : rentrer dans cette expérience, parce que je suis un cinéaste-personnage.
Quand j’étais jeune et que je voulais faire du cinéma, j’ai vu Chronique d’un été de Jean Rouch. Et le film pose cette question aux gens : « Et vous, comment vous débrouillez-vous avec la vie ? » Je trouve que c’est une merveilleuse question, qui met à égalité celui qui la pose et celui qui va répondre. On a une chose commune : c’est d’avoir un métier qui est de vivre.
Un petit mot sur Addoc, l’Association des Cinéastes Documentaristes?
Un mot historique… Addoc s’est créée en 1992 à un moment de crise qui avait l’avantage d’être plus visible et violente que celle que connait le documentaire à l’heure actuelle. Dans le temps, il s’était développé une économie et une esthétique qui permettait à des documentaires de travailler sur la forme tout en interrogeant notre société. La réforme de l’ORTF a cassé ça d’un coup, avec l’émergence des télévisions commerciales. Au lieu de se regrouper sur un bureau des pleurs, nous nous sommes réunis avec l’envie de parler de ce que nous cherchions à faire. On faisait des ateliers de discussions autour de notions telles que personne/personnage, ou la mise en scène de la parole… Des questions qui mélangent la pratique et le sens de nos démarches. Ces discussions étaient relayées en public, et nous avons fait passer plein d’idées qui paraissent complètement acquises et évidentes aujourd’hui mais qui ne l’étaient pas à l’époque. La représentation que nous avons du documentaire s’est beaucoup travaillée ici, et à Lussas aussi. À cette époque Addoc comptait parmi ses membres Claire Simon, Mariana Otero, et maintenant l’association regroupe des cinéastes plus jeunes. Nous avons dernièrement été actifs sur la création d’une aide au développement renforcé documentaire avec la SRF (Société des Réalisateurs de Films) au sein du CNC.