Sept ans après un documentaire plutôt raté sur la diaspora juive d’Odessa, la réalisatrice ukrainienne Michale Boganim revient sur le tragique accident nucléaire de Tchernobyl. Sans excès de pathos et avec une économie remarquable du spectaculaire, La Terre outragée ressuscite de manière troublante les vestiges d’un paradis perdu.
Bucoliques, idylliques, les premiers plans de La Terre outragée cherchent d’emblée à rendre justice à un territoire meurtri. Le 25 avril 1986, quelques heures avant l’explosion du réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl, la population locale profite allègrement de la température estivale sur les bords de la rivière Pripiat, non loin de la tristement célèbre ville du même nom. Mais la voix off d’un adolescent né dix ans plus tôt dans cette bourgade jette immédiatement un voile sur la splendeur de ces premières images. Ancrée dans un passé qui aurait jeté les amarres, qui n’aurait plus aucun contact avec le présent, cette représentation idéalisée d’une terre aujourd’hui abandonnée donne rapidement la tonalité de ce que sera le film. Avec son beau titre qui conjugue violence et mélancolie, La Terre outragée est d’une certaine manière une métaphore du corps d’Anya (épatante Olga Kurylenko), jeune femme reconvertie par la suite en guide touristique de cette funèbre zone interdite, dont le destin semble irrémédiablement lié à cette ville fantôme. C’est en effet ce jour fatidique qu’elle se maria à son compagnon, aussitôt disparu dans la catastrophe qui survint quelques heures plus tard.
Avec une maîtrise exemplaire de l’espace et du tempo, la réalisatrice ne crée aucun suspense autour du drame à venir. Tout au plus, la massive centrale nucléaire apparaît fréquemment en arrière-plan, comme un inévitable point d’horizon, tandis que les valeurs de l’URSS vantent sur les affiches officielles l’impressionnante quantité d’électricité produite par l’État. La tension va ici plutôt naître de la désinformation immédiate dont la population environnante fera l’objet. Alors qu’on s’extasie naïvement sur la beauté des incendies causés par l’incident, la mort se répand progressivement dans les environs. Pour les habitants, le quotidien suit normalement son cours, mais la nature commence à porter insidieusement les premiers stigmates du désastre : poissons remontant à la surface, rongeurs morts, feuilles d’arbres rougies par les pluies radioactives, etc. Refusant tout spectaculaire (l’explosion du réacteur est suffisamment lointaine pour rester en hors-champ), la mise en scène accomplit plusieurs miracles parmi lesquels celui de rendre certaines scènes étrangement belles (comme celle où des scientifiques masqués débarquent dans une ferme) sans que jamais on ne se départisse d’un évident sentiment d’effroi face à l’horreur de la situation.
Cette beauté inattendue, on la retrouve bien évidemment dans la dernière partie du film, notamment lorsque Anya, reconvertie en guide touristique, revient chaque jour dans cette ville transformée en troublant no man’s land. Au micro, la jeune femme vieillie de dix ans ne cesse de répéter les mêmes informations (la population initiale, le départ précipité des habitants, etc), manière à elle de reproduire inlassablement ce jour fatidique qui l’a définitivement déconnectée du présent, en la privant à la fois de ses racines et d’un mari. En dépit d’une nouvelle histoire d’amour un peu trop artificielle pour qu’on s’y intéresse pleinement, ce sont les scènes d’errance qui fascinent littéralement. Les ruines de Pripiat nous racontent de troublantes histoires, celles de ses habitants forcés de quitter précipitamment les lieux en 1986, laissant tout en l’état, comme si l’Histoire n’avait plus eu cours ensuite (la place de la ville est encore ornée d’une statue de Lénine). Un lit, une table ou encore un simple papier-peint charrient un lot de souvenirs bouleversants (et autorisent toutes les projections ou fantasmes pour le spectateur) tandis qu’Anya voit progressivement son corps la ramener irrémédiablement aux conséquences de la catastrophe. Constamment sur le fil, La Terre outragée déploie une force sourde en ouvrant une nouvelle fenêtre sur une géographie peu représentée au cinéma (aucune fiction n’avait abordé frontalement ce sujet auparavant) et rend aux exilés un territoire que le temps semblait avoir fait disparaître de leur mémoire.