Le précédent long métrage de Pelin Esmer, Les Collections de Mithat Bey, n’avait guère impressionné, c’est le moins qu’on puisse dire. La Tour de guet n’est pas beaucoup plus significatif sur le statut de cette réalisatrice turque, mais il a le mérite d’être (un peu) moins plat.
Nihat est taiseux, même par rapport aux standards des gardiens de tour de guet en montagne. Il vient de prendre ses fonctions dans l’une d’elles, tout seul, et si ses collègues de la région aiment raconter leur vie par radio, lui se bloque dès qu’on l’interroge sur sa famille. Seher, elle, est plus bavarde, et plus au contact du monde (elle est hôtesse dans une gare routière de la vallée), mais cache du mieux qu’elle peut son ventre rond d’un enfant à naître qu’elle n’a visiblement pas désiré. Leur rencontre, à la gare routière puis dans cette tour reculée, se fera sous le signe de hontes cachées que chacun tâchera d’expier comme il peut en compagnie de l’autre. Le moment inévitable de la révélation du dernier, du plus terrible de ces secrets est aussi le moment où le film menace le plus de s’embourber dans son point de vue : c’est un face-à-face violent, et en voulant rassembler les deux personnages dans le même plan tout en suivant leurs déplacements séparément, la caméra ne trouve rien de mieux qu’un travelling allant et venant entre les deux, comme si elle voulait faire passer le courrier. Ce moment de lourdeur ressemble à une caricature de ces plans longs, au point de vue étudié pour saisir une action entière sans raccord, semés par Pelin Esmer tout au long du film (comme celui à 360 degrés suivant Nihat qui arpente le balcon circulaire de la tour). On connaît l’argument communément admis de ce choix de longueur des plans : capter le temps sans en altérer la perception, laisser le regard s’imprégner de l’action ou du lieu en cours, du flux d’images continues. Mais Esmer semble s’être satisfaite de cette idée préconçue pour l’appliquer machinalement, sans plus de regard sur la nécessité d’un tel usage, à voir comment son film aligne les résultats plus ou moins inspirés, plus ou moins empruntés appliquant ce principe.
Un père et ses impairs
De telles traces d’académisme formel sont d’autant plus regrettables qu’Esmer, par ailleurs, sait mettre le doigt sur des aspérités moins polies et moins orthodoxes de son sujet. Celles-ci ne tiennent pas aux révélations des secrets de chacun (ressort conventionnel de scénario), ni aux prémisses présentant ces personnages repliés sur eux-mêmes (amorce tout aussi conventionnelle), mais dans son nœud. Dans la seconde moitié, Nihat prend Seher sous son aile au moment où elle commet un acte désespéré. Il l’incite à reprendre sa vie en main, mais la sermonne aussi, et ne lui cache pas son regard de juge. On voit bien quelle compensation personnelle cet homme cherche, à agir ainsi tel un père envers celle qu’il voit comme une fille perdue — pour quel genre de faute il cherche le pardon. Non seulement la brutalité de ce rapport favorisé par les circonstances ne se cache pas, mais Esmer pousse le bouchon un peu plus loin en suggérant le côté le moins avouable de ce faux altruisme, motivé par la peur pour soi-même et fait pour rendre sa position plus confortable. À un moment, Seher trouve des nouveaux vêtements achetés pour elle par Nihat. À celui-ci (qui est hors champ, à l’étage supérieur de la tour, d’où des champs-contrechamps entre Seher et une trappe), elle lance : « Merci, mais tu n’avais pas à le faire. » En contrechamp, après un bref silence, la trappe se ferme brutalement. L’homme replié là-haut veut bien dispenser ses bienfaits du haut de la stature de père qu’il s’est donnée, mais quand la reconnaissance de l’autre ne vient pas, c’est son propre narcissisme qui éclate. Derrière le conte un peu poseur et convenu de l’union des solitudes honteuses, on devine l’âpreté d’une lecture plus acérée des personnages.