Réalisé en 1961 alors que la Grande-Bretagne n’a toujours pas passé le pas de ne plus rendre illégales les relations homosexuelles, La Victime est une entreprise de dénonciation d’une loi totalement injuste. Mais plus qu’un simple film à thèse qui ne prêcherait que les convaincus, La Victime est avant tout un polar bien mené, offrant une galerie de personnages aussi complexes que variés. Avec dans le rôle-titre un Dirk Bogarde qui allait alors entamer la seconde (et la plus passionnante) partie de sa carrière.
Tout commence à la manière d’un Hitchcock (La Mort aux trousses) ou d’un Aldrich (En quatrième vitesse) : un homme dont on ne connaît rien voit surgir une inquiétante voiture noire sur son lieu de travail et tente de lui échapper. Il appelle des amis, prend de l’argent, se cache, fuit la police tout autant et tente de joindre un célèbre avocat (Dirk Bogarde) pour qu’il lui vienne en aide. Vite arrêté, il est interrogé mais préfère payer du prix de sa vie plutôt que de donner les raisons qui l’ont poussé à voler de l’argent. Pour le spectateur, le mystère reste donc entier sur cette fuite en avant jusqu’à ce que l’inspecteur de police fasse remarquer à l’éminent avocat que l’homosexualité du suspect est peut-être en rapport avec ses vols d’argent et que la seule issue possible à cette affaire est de faire tomber les maîtres-chanteurs.
Au bout de vingt minutes de film, le ton est donc donné. Pour la première fois dans l’histoire du cinéma classique (mettons de côté le cinéma underground), le mot « homosexuel » est prononcé. Non pas que ces personnages n’existaient pas à l’écran (parfois de manière détournée afin d’éviter les obligations imposées par la censure), mais ce qu’ils étaient était toujours suggéré, jamais nommé. Ainsi, même La Rumeur de William Wyler, l’un des premiers films hollywoodiens à aborder de front cette problématique, se dispense d’employer le mot même si ce dont on accuse les deux institutrices est évidemment sans la moindre ambiguïté. Mais si cette transgression vient d’un pays comme la Grande-Bretagne, c’est que le système législatif du pays est beaucoup moins souple que d’autres démocraties voisines. Même si l’Allemagne et la France sont encore sous la coupe de lois homophobes réinstaurées lors de la Seconde Guerre mondiale (les deux pays étaient alors dirigés par des régimes fascistes ou autoritaires), la Grande-Bretagne est depuis le 18e siècle une démocratie parlementaire mais s’est toujours attachée à rendre illégale l’homosexualité, comme le rappelle le célèbre procès d’Oscar Wilde au début du siècle dernier.
En 1961, lorsque le film est réalisé, la Grande-Bretagne est en pleine période de flottement au niveau de sa législation envers les homosexuels. Après avoir mené une campagne d’épuration au sein de la classe politique dans la première moitié des années 1950 (donnant à l’homosexualité des allures de fléau national), le pays amorce un début de remise en question en commanditant un rapport dont le résultat semble sans appel sur la nécessité de décriminaliser l’homosexualité tout en conservant quelques règles de bienséance (pratique strictement privée et réservée aux plus de 21 ans). Malgré cette recommandation qui vise notamment à ne plus mettre les homosexuels sous la coupe des maîtres-chanteurs et des violences policières, la loi ne sera modifiée qu’en 1967 en Angleterre (soit six ans après la sortie du film) et même en 1980 en Écosse. Autant dire que la prise de position de Basil Dearden, réalisateur dévoué aux sujets sociaux qui s’était déjà attaqué à la question du racisme dans son film précédent, est aussi nécessaire que courageuse.
Mais au-delà du film à thèse qui pourrait sembler daté pour des spectateurs contemporains peu renseignés sur le contexte de production, La Victime est aussi l’œuvre d’un cinéaste méconnu mais de talent. Influencé par le classicisme américain d’après-guerre, Basil Dearden rend aussi bien hommage à Alfred Hitchcock qu’à Fritz Lang ou encore Robert Aldrich dans ce mélange très subtil de paranoïa et de faux-semblants, relayé notamment par un très beau travail sur la photographie et les clairs-obscurs. Mais surtout, c’est ce soin très particulier apporté à la construction des personnages que l’on retient. Loin de relayer les caricatures alors largement répandues dans le cinéma d’hier (et même d’aujourd’hui), le réalisateur a presque une approche documentaire dans sa manière de dépeindre cette galerie de personnages homosexuels tentant de vivre leur différence en toute discrétion, entre leurs métiers respectifs et le café du coin où ils se rendent régulièrement pour vaincre l’isolement. Mais surtout, le point fort du film est sans conteste cette très belle relation, faite d’amour, d’écoute et de compréhension mutuelle, qui unit l’avocat torturé, incarné par un Dirk Bogarde alors en pleine mutation, et son épouse, jouée par la très délicate Sylvia Syms. À travers ce couple qui sert de point d’équilibre à ce film courageux, Basil Dearden livre très certainement le premier film militant – et dépourvu de toute condescendance – en faveur de la cause homosexuelle.