Pas facile de passer après tout le monde pour parler d’un film si présent dans l’héritage de tout spectateur (même celui qui l’ignore). D’un film gorgé de tant de scènes folles, formidables, fondatrices. D’un film sur lequel tant a été écrit, où chaque scène, chaque geste, chaque choix de dialogue, de péripétie et de mise en scène a été si décortiqué et interprété que le cinéphile en quête de sens n’a plus qu’à se servir. Il y a tant de richesse dans La Mort aux trousses que ses lectures les plus répandues ont même établi un insidieux filtrage sur ce qui serait, paraît-il, digne d’en être retenu : sur la « quintessence de l’art hitchcockien », les sous-entendus sexuels et autre fond psychanalytique (le rapport à la mère, le fameux plan final du train s’engouffrant dans le tunnel), l’influence du film sur les blockbusters américains, etc. Or, s’il est important de voir et de revoir ce film, c’est bien pour ne pas se soumettre servilement à ces repères-là, pour garder sa sensibilité au tout, y compris à ce que ces lectures communément acceptées laissent un peu de côté, à ce qui éclairerait d’un regard oblique les angles morts de ce spécimen d’un cinéma passionnant et fondamental. Il ne servirait pas à grand-chose de chercher à tout dire sur La Mort aux trousses — dans l’hypothèse peu plausible où on y parviendrait, ce serait une bonne part de redite, à la limite de l’encyclopédie rasoir. Aussi, pour rendre compte des raisons d’aimer ce film (des raisons de s’en défier, de renverser l’idole, nous n’en voyons décidément aucune), nous attarderons-nous sur ce qui le définit le mieux à nos yeux. À défaut d’énoncer quelque chose d’original, au moins ce texte aura-t-il tenté d’être personnel.
Radicalité du forain
Hitchcock déclarait en toute occasion qu’il faisait ses films avant tout pour faire plaisir au public. On ne le contredira pas : c’est même ce qui le fit longtemps passer pour un cinéaste bassement commercial, avant que les critiques français de la Nouvelle Vague ne viennent rectifier la méprise. Mais il faut constater, ne fût-ce que dans La Mort aux trousses, que derrière cette générosité de forain, derrière la virtuosité du flux ininterrompu de péripéties qu’est le film, pointe la radicalité toute personnelle d’un cinéaste prenant ses distances avec les conventions de son temps. Cela tient en premier lieu, évidemment, à cet usage si assumé de l’absurde, de l’invraisemblance scénaristique, du mépris pour le réalisme : l’impensable méprise qui fait passer le publicitaire Roger Thornhill (Cary Grant) pour l’espion fictif George Kaplan, sans qu’à aucun moment le doute ne germe dans l’esprit de ses poursuivants ; ou encore une tentative d’assassinat avec un avion épandeur d’engrais équipé d’une mitrailleuse… Cependant d’autres détails, moins extravagants mais tout aussi peu orthodoxes, sautent aux yeux, notamment quand la fin du film approche. On pense en particulier à cet espion ennemi en chef, Phillip Vandamm, immanquable comme tel, suavement interprété par James Mason, menaçant à souhait… mais qui sera pratiquement écarté de l’ultime climax sur le mont Rushmore, laissant la première ligne à son dangereux bras droit Leonard. Il est vrai qu’on a vu plus tôt celui-ci (personnage moins anodin qu’il y paraît, joué par un talentueux débutant de cinéma venu de la télévision : Martin Landau) prendre brièvement l’ascendant sur son patron lors d’un face-à-face ressemblant à un affrontement viril — autour du double jeu de la maîtresse de Vandamm, Eve Kendall (Eva Marie Saint). Tout de même, de la part d’un cinéaste qui professait volontiers que plus réussi était le méchant, meilleur était le film, on voit une façon bien cavalière de jouer avec ses propres conventions dramatiques, plus encore avec celles en vigueur dans le cinéma américain d’alors. Et les dernières secondes viennent enfoncer le clou, avec ce raccord inattendu nous faisant basculer sans transition du danger imminent au happy-end sans nuages.
Évasion consciente
Hitchcock maîtrise l’art de jouer avec les attentes — les désirs — du spectateur par des voies peu conventionnelles, où il s’agit moins de raconter une histoire que d’orchestrer, par le suspense permanent (l’attente du danger… et de choses moins avouables à la censure), des mouvements de grand huit avec nos pulsions. Ainsi tire-t-il son récit vers une forme d’abstraction où seuls ces mouvements subsistent, et où tout ce qui accompagne Thornhill et l’objet de son désir (Eve) n’est qu’un immense prétexte. Du coup, le raccourci final par le raccord du mont Rushmore au train nuptial (via l’étreinte des mains de Roger et Eve) prend un sens particulier : et si ce happy-end était une ultime projection de l’esprit des amants en danger ? Ou à l’inverse, toute l’aventure de Thornhill serait-elle un fantasme d’évasion du nouveau marié ? Du reste, La Mort aux trousses s’impose bien comme un exercice d’évasion consciente, où le cinéaste invite quasi ouvertement le spectateur à laisser derrière lui le corset du monde réel pour regarder ce qu’il cache par le prisme du monde plus débridé du cinéma, jusqu’à jouir du spectacle de la culpabilité comme un objet de désir. Il est intéressant que Thornhill, pris pour Kaplan, doit adopter l’attitude d’un Kaplan pour sortir de ce guêpier, sa vraie identité devenant même un piège quand on l’accuse de meurtre. La figure du « faux coupable », plusieurs fois exploitée par Hitchcock et qu’on retrouve ici (et même deux fois, une méprise dans l’autre), contraint le personnage concerné à endosser l’attitude qu’on lui prête à tort — contrainte qui se révèle à la longue une occasion, celle d’embrasser l’interdit, avec l’assentiment du cinéaste et du spectateur (c’était aussi le cas dans La Main au collet, également avec Cary Grant). C’est cela, sans doute, la « quintessence de l’art hitchcockien » : sous le couvert d’offrir au spectateur ce qu’il demande, l’emmener loin des sentiers battus pour le mettre face à la réalité de ses propres désirs.