« Ne chantez pas la mort, c’est un sujet morbide » se moquait Ferré. La Vida Loca chante pourtant la mort : non seulement la mort dans les rues salvadoriennes pour les membres de Maras, les gangs locaux, mais aussi, à son corps défendant, la mort de Christian Poveda, son réalisateur, assassiné par les membres de ces gangs qu’il avait approchés. Comment aborder un film entouré d’une telle aura morbide, comment conserver un esprit critique lorsque l’auteur d’une œuvre s’est transformé en martyr ?
La réception de The Dark Knight eût-elle été la même sans la mort tragique de Heath Ledger ? Celle de The Crow, sans l’accident mortel de Brandon Lee ? Du point de vue de la légende, les morts d’acteurs, surtout dans la fleur de l’âge, sont le meilleur passeport pour l’éternité – l’acteur étant par essence iconique, séparé du réel, une telle fin le sacralise définitivement. Le cas de Christian Poveda est différent. JRI – journaliste reporter d’images –, Poveda a derrière lui une carrière militante : il a à son actif une quinzaine de documentaires, sur des sujets divers et souvent polémiques (la boxe thaï contre l’exclusion, Act Up, la double peine…). La part du lion dans son œuvre revient à l’Amérique du Sud, et plus particulièrement le Salvador, pays dont il a couvert l’actualité pendant les 12 ans que dura la guerre civile (1980 – 1992).
C’est donc une seconde patrie que le journaliste dépeint dans ses documentaires sur le Salvador. La Vida Loca, c’est un peu l’état des lieux après la fin de la guerre, vu de la rue. Exilés de leur pays, de nombreux ressortissants du Salvador ont fait route vers les États-Unis, et notamment Los Angeles, ville qui comptait – et compte toujours – une importante communauté salvadorienne. De là-bas, ceux qui revinrent après la guerre civile rapportèrent notamment la culture des gangs. Deux bandes rivales – « Maras » – se partagent aujourd’hui la rue : la « 18 » et la « Mara Salvatruca ».
Qu’est-ce qui oppose donc la 18 et la « MS » ? Rien. Aucune idéologie, aucune guerre de territoire, aucune volonté de suprématie dans l’économie souterraine. Rien, sinon un sens profond de la famille : ceux dans une bande doivent pouvoir compter sur les autres membres, c’est un premier point. Second point : si tu n’es pas dans une famille, tu es contre la famille. D’où un taux de mortalité effrayant, chez les membres des gangs, chez ceux qui ont le malheur de se trouver à côté des fusillades, même chez ceux qui n’ont rien à voir… Dans les banlieues de San Salvador, la mort rôde, sans discriminer.
Christian Poveda a vécu chez ces bandes jeunes (arriver à l’âge de 26 ans y est faire figure d’ancêtre). Il les a approchés, a acquis l’assentiment des chefs de la 18, et a suivi le quotidien de « personnages » pendant un an. De personnages ? On a peine à admettre que La Vida Loca ait pu être scénarisé par avance, tant le quotidien sordide de la 18 est éprouvant, dangereux. C’est là que le film se révèle absolument exceptionnel : le travail de journaliste, de documentariste de Christian Poveda est infiniment précieux par le regard qu’il pose sur cette humanité ultraviolente, désespérée. Le danger qui pèse sur tous les protagonistes du film est tangible, étouffant. Poveda rythme d’ailleurs le film sur les morts de ses personnages – une désespérante progression mais qui parvient réellement à faire ressentir le mal-être, et en même temps la soif de vie intense des jeunes de la 18.
On perçoit ainsi une terrible intensité chez les protagonistes du récit, même si leurs rêves, leurs espoirs paraissent infiniment dérisoires : avoir et élever des enfants, monter une boulangerie, gagner sa vie un tant soit peu… Rien qui puisse cadrer avec l’image de caïds qu’on peut avoir habituellement des gangs. Mais le constat dressé par Christian Poveda est sans appel : même avec la meilleure des volontés, on n’échappe pas à la Mara. C’est une simple question de survie. Quant à ceux qui tentent de sortir réellement du moule, qui cherche un tant soit peu de normalité – telle qu’elle est comprise par nous autres Occidentaux, et par les élites de San Salvador – l’acharnement policier, l’incompréhension de la justice se chargeront de briser leur élan.
Les jeunes des Maras sont dans une situation terrible, c’est un fait. L’engrenage de la violence, de la misère écrase ceux pris dans ses roues dentées, certes. Et toutes et tous sont infiniment humains, touchants, pathétiques sous le regard de Christian Poveda. La question demeure, cependant : ces jeunes sont-ils réellement des anges aux ailes brisées ? Est-ce vraiment avant tout une question de société ? C’est parfois l’impression que dégage le documentaire de Christian Poveda.
La Vida Loca demeure donc un documentaire exceptionnel, une opportunité probablement unique de pénétrer dans le quotidien absurde à force de violence d’une ville au bord de l’état de non-droit total – mais peut-être cette vision tient-elle plus de l’angélisme que d’un regard objectivement anthropologique. Tous les protagonistes survivants à la fin de La Vida Loca sont aujourd’hui morts, ou en prison. Leurs successeurs dans les rangs de la 18 sont ceux à qui l’ont doit, semble-t-il, l’assassinat de Christian Poveda, vraisemblablement pour une histoire d’argent.
Il n’est pas interdit de croire que ceux qui tuèrent Christian Poveda constituent l’étape suivante dans l’évolution des jeunes miséreux de San Salvador – qu’ils aient eu en eux une sauvagerie, un désespoir terriblement violent que n’avaient pas ceux dépeints dans le film. Ce portrait saisissant peut cependant être taxé de partialité dans l’analyse, ce qui nuit à sa qualité de documentaire. En tant que portrait d’une génération de Misérables, de jeunes brûlant les chandelles par les deux bouts, avides de vie – comme il n’est que justice qu’ils soient – La Vida Loca reste un récit bouleversant.