Un cran de plus dans l’entreprise de dépoussiérage post-Frank Miller du mythe de Batman. Bien plus qu’un dépoussiérage, en fait : une table rase, imposant de faire le deuil des notions mêmes de comics et de super-héros. C’est ambitieux – prétentieux, même –, ça se plantait dans le bancal et déplaisant Batman Begins, mais il faut bien l’avouer : spectacle majestueux et tortueux de la lutte contre le mal, The Dark Knight fait trouver au cinéma malin et glacé de Nolan un surprenant point d’incandescence.
Batman Begins portait un sacré coup au règne de l’allégorique et des figures burlesques évoluant dans un monde parallèle qui caractérisait d’ordinaire les comics et leurs adaptations. Si Joel Schumacher méritait de toute façon les oubliettes, le petit monde fantaisiste de Tim Burton prenait soudainement un coup de vieux. Pourtant, ce que Nolan proposait à la place ne convainquait guère. Ouvert par trente minutes d’insupportable bande-annonce de propagande sécuritaire – certes amenée à être dialectisée par la suite –, le film, incertain stylistiquement, agaçait surtout par son démontage systématique de tout mystère, sa manie pathologique à vouloir toujours tout expliquer rationnellement et minutieusement.
Nolan persiste ici dans la voie d’une vision ancrée dans le monde contemporain : Gotham n’est plus le substrat gothique de New York mais une mégalopole de verre bien actuelle ; Bruce Wayne/Batman est confronté à la puissance économique chinoise et voyage à Hong Kong. Dans les films de super-héros, les personnages vivent en général dans une réalité transfigurée et on les accepte tels qu’ils sont, bariolés ou caricaturaux, sans trop se poser de questions sur leur costume ou leur maquillage, qui leur sont des attributs naturels ; ici, le maquillage du Joker, par exemple, est plus baveux, plus fait à la main, et recouvre à peine les cicatrices du « supplice de l’Homme qui rit ». Chez Nolan, tout se veut plus proche du « possible » . Mais le plus pénible a été expédié dans le film précédent : l’approche est moins obsessionnelle, plus sereine – si toutefois, dans un contexte aussi sombre, on peut parler de sérénité.
Car The Dark Knight est le produit brûlant d’une époque irrémédiablement désillusionnée quant à l’espoir d’anéantir le mal. Le combat livré contre le crime organisé et le terrorisme se sait désormais de longue haleine, affecté d’effets pervers, imposant d’accepter de se faire haïr. Avec le personnage de Batman, Bruce Wayne a créé un symbole, un monstre, dont la réception populaire lui échappe. Surgit alors un espoir pour la ville : le procureur Harvey Dent, brillant, enthousiaste, héroïque – et ce dans le cadre de la loi. Voilà qui remet en question la nécessité même du super-héros, lequel se voit d’ailleurs dénier, par son majordome, confident et conseiller Alfred, jusqu’au statut de simple héros. Le film lui refuse même la place de protagoniste principal, l’obligeant à s’effacer derrière deux nouveaux personnages bénéficiant d’un flamboyant tour de piste : Dent, son rival en amour, et Le Joker, vilain particulièrement coriace.
Le premier est un homme brillant mais faillible, dont les actions se laissent peu à peu déterminer par les sentiments. La soif de vengeance aura raison de l’incorruptible magistrat qui, dans l’étonnante toute dernière partie, se muera en Double-Face avant de connaître une réhabilitation sur l’air de print the legend. Moins qu’un clown excentrique, le second est un dandy grunge, avec ses blessures, sa faconde, son esprit. Soit dit en passant – puisqu’il est difficile de faire l’impasse dessus –, surnageant un casting pourtant impeccable, feu Heath Ledger est éblouissant. Trouvant une voix unique, ponctuant ses phrases de petits claquements de langue, il se débarrasse totalement de Jack Nicholson et donne presque l’impression d’inventer un mode de jeu. Les allergiques à la performance d’acteur n’auront pas tort de dire qu’il en fait des caisses. N’empêche. Pour le meilleur et pour le pire, il fascine ; il parvient surtout – c’est après tout le principal – à rendre grandiose, aussi touchant qu’effrayant, cet être imprévisible. Seul personnage dont on ne connaîtra pas la genèse, Le Joker débarque sans crier gare, apparaissant sous un masque : il est le pur produit de la guerre de Batman. Incarnation du cynisme, du mal pur, de l’amoralité, il pose un épineux problème : comment le combattre quand on a un code moral ?
Le côté sentencieux de ce blockbuster de luxe, son interrogation affichée (mais dense, complexe, voire ambiguë) sur les moyens de faire prévaloir une certaine moralité par ou hors la loi, ne sont pas loin d’agacer, et on pourra alors leur préférer l’humilité bricoleuse et enfantine de Burton. Mais le film ne prend pas le temps de s’appesantir : pendant quand même deux heures et demie de spectacle mégalo, il fuse avec une aisance inouïe, accumule personnages et enjeux, enchaîne les répliques mordantes, multiplie scènes d’action fluides et propositions plastiques envoûtantes – à l’image des vols de Batman entre les tours, d’une grâce extatique. Pour une fois chez Nolan, la finesse de l’image (ici d’une netteté, d’un piqué assez incroyables, dus notamment au tournage des scènes-clés en format IMAX) s’efface en tant qu’effet de signature, en tant que soin maniaque esthétisant, pour devenir une ample et grisante matière réflexive et émotionnelle. Ni film de super-héros, ni même film fantastique, The Dark Knight est donc un film d’action ténébreux, en prise sur son époque et à tendance opératique… D’ailleurs, pas une note à la Danny Elfman : Hans Zimmer et James Newton Howard livrent une partition solennelle dont le lyrisme réprimé souligne l’aspect tragique de l’intrigue. Entre réalisme et excès, talent visuel et surmoi auteurisant, Nolan, débarrassé de ses scénarios alambiqués et de ses effets de manche, a trouvé un équilibre.