Réalisé en 1965, La Vieille Dame indigne est le premier long-métrage de René Allio, réalisateur marseillais à la filmographie aussi diverse et stupéfiante que méconnue : en 2007 était ressorti l’âpre et bressonien Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… ; Shellac a eu la bonne idée de restaurer aujourd’hui son film le plus célèbre, un conte libérateur mâtinée de la nostalgie des réalistes qui narre les derniers mois de Berthe, tout juste veuve et prête à vivre enfin un peu.
La vieillesse ou le champ des possibles
Au fil des années 1960, les personnages de vieilles femmes sont rares dans le cinéma français, exception notable faite de cette Berthe incarnée par Sylvie dans La Vieille Dame indigne : véritable pivot des représentations d’un âge où la vie semble derrière soi, le personnage d’Allio tranche avec les solitaires habituelles du cinéma de l’Âge d’or (pensons notamment à Françoise Rosay) et se meut dans des espaces finalement peu utilisés encore par ce jeune cinéma d’extérieur : la proche banlieue, Martigues, à quelques encablures de Marseille. Et c’est justement dans la mise en scène de ces lieux coincés entre l’urbain et le rural, bien plus nuancée que chez ses comparses générationnels, que René Allio plante son décor.
Rappelons tout de même l’argument du film, adapté d’une nouvelle de Brecht, sans trop en déflorer le sel : Berthe, après des décennies de servitude et de tâches répétitives, voit son mari mourir. Bien que drapée dans une robe et une discrétion propices au deuil, Berthe tente de s’affranchir de ses enfants et de son statut d’épouse et de mère : elle vend son magasin sous le regard horrifié d’une progéniture prête à crier à la spoliation, se rapproche de Rosalie, la serveuse du coin séductrice que chacun regarde tout en méprisant la conduite, va au cinéma, se permet l’impensable : user de son temps, oser la découverte d’un autre monde que celui qui va de la cuisine à la chambre, faire ce qui lui plaît. Dans une société où la vieillesse est nécessairement synonyme de sagesse ou de retrait et où la femme ne doit pas sortir du giron familial et domestique, Berthe prend du bon temps.
Le temps d’une chanson en guise d’introduction à l’émotion (On ne voit pas le temps passer de Jean Ferrat), René Allio fixe la première vie de son héroïne lors d’un montage photographique : Berthe a été femme, mère, veuve et a attendu l’heure du mouvement. Au milieu des pleureuses hystériques et des enfants inquiets de la tournure que prend l’héritage, Berthe éclate de sa force mutique, crève un écran étouffant de prime abord qui va s’autoriser, comme son personnage, une ouverture progressive. C’est toute la force du réalisme de La Vieille Dame indigne : parvenir à capter le réel sans le forcer, sans faire du naturel un instrument, sans définir ce vent de liberté soudain un effet de construction cinématographique. L’invitation au voyage est donnée par les plis sinueux du visage de Berthe, et l’expression par ses hésitations : on a beaucoup reproché à Allio en 1965 les moments de creux qui font pourtant le sel de cette histoire de fantaisie illicite. C’est bien la sinusoïde rythmique, faite d’attente et de surprise, qui permet l’entrée totale dans le ressenti de son personnage. Et la proximité de Berthe la valeur du film.
Allio, peintre de l’entre-deux
Il est facile et topique de peindre la vieillesse comme l’âge de l’inadaptation au changement culturel : René Allio prend pourtant le contre-pied d’un cinéma de définition sociale. La première étape de la libération ‑magnifique séquence d’éveil pour Berthe et d’observation pour Allio- est son entrée en ville : Marseille, là où ses enfants habitent, espace de construction parfois effrayante ‑on retrouve notamment la mise en scène classique et angoissante de la tour- mais également espace de vie dans les grands magasins, dans les larges avenues bondées qui contrastent avec les ruelles vides du petit village de Berthe. Tout d’abord étonnée de voir des presse-agrumes électriques et des batteries de cuisine flambant neuves, la femme rajeunie entre dans ce nouvel univers sans encombre. Son âge n’est ni celui du renoncement ni celui de l’acceptation, il devient le moment de l’émerveillement. Le visage lumineux de Sylvie, hésitant entre la naïveté et la malice, fait beaucoup dans l’enchantement que procure son voyage. Il possède, sous la regard bienveillant et précis d’Allio, la capacité à retranscrire une monde intérieur, à dire la fugacité des sentiments et l’importance du présent.
Alors que ses enfants la font surveiller dans le village, qu’ils critiquent ses fréquentations et la dilapidation de leur patrimoine, en un mot sa liberté retrouvée, Berthe s’affranchit de toutes les tutelles, aidée par la jeune Rosalie et par le cordonnier communiste de Martigues. Car c’est aussi au contact de ces « marginaux » que la libération est possible : ils rappellent à Berthe Bertini son appartenance à la lignée italienne immigrée depuis quelques décennies, et sa condition de femme dans une micro-société patriarcale. Hymne féministe, La Vieille Dame indigne n’est pas militant à proprement parler dans la mesure où la narration n’est jamais accaparé par le discours ; mais, au fil des séquences qui mêlent avec fluidité les instants purement dramatiques ou cruels (le refus progressif des enfants de subvenir aux besoins de leur mère, la volonté des mêmes rejetons d’enfermer leur génitrice dans son deuil) et les saillies comiques, se dessine un portrait de femme forte. Berthe n’est ni une pré-hippie, ni une adolescente tardive. C’est une femme qui, sans grande proclamation, décide de profiter de son indépendance et par là-même de créer son propre bonheur.
Rarement un film aura autant mérité son titre de chef d’œuvre de jouissance : celle du détachement (et non de l’acceptation), celle de la conscience du temps aussi qui entraîne Berthe à vivre avant la fin. La légèreté n’a finalement de sens que si elle renvoie à la profondeur humaine : René Allio, tout en délicatesse, filme l’errance et l’abandon, la joie et la fatigue, la fantaisie poétique des escapades nocturnes en automobile et l’approche fatidique de la fin. Les dernières minutes, comme une apogée de cette nécessaire dualité, rendent à Berthe ce qui lui appartiendra toujours : quelques clichés du bonheur, fixés sur pellicule, des moments volés à la bienséance et au temps que l’on ne voit pas passer.
En 1965, La Vieille Dame indigne portait un regard assez neuf sur ces quartiers de Marseille envoûtés par les adaptations de Pagnol : l’Estaque ouvrier d’Allio, dont Robert Guédiguian est le digne successeur, est un espace d’humanité et non de pittoresque. La fraîcheur du regard devant et derrière la caméra ‑sublimée par la réédition de Shellac qui appuie les luminosités ombrageuses du film‑, la transparence des enjeux et des caractères rendent paradoxalement hommage à un certain mystère ontologique. Et la jouissance, comme ce mystère, restent intemporels.