Disparu en 1995 et laissant derrière lui une œuvre singulière, tant au cinéma qu’au théâtre, René Allio souffre aujourd’hui d’un certain oubli. Pourtant auteur du grand succès public et critique que fut La Vieille Dame indigne (1965), le réalisateur s’est ensuite illustré avec l’affaire Pierre Rivière en 1976. Dans la foulée du documentaire Retour en Normandie de Nicolas Philibert, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur, mon frère ressort sur les écrans ce 24 octobre. À cette occasion, nous avons rencontré son fils, Paul Allio, et Maître Roland Rappaport, ami de longue date de René Allio et passionné de cinéma, qui s’attache aujourd’hui à faire perdurer le travail de ce cinéaste trop vite disparu à qui le temps n’a pas encore rendu justice.
M. Rappaport, vous êtes avocat : dans quelles circonstances avez-vous rencontré le réalisateur René Allio ?
Roland Rappaport : Je l’ai connu en mars 1968. Je suis avocat et il se trouve qu’à l’époque, René avait un problème de famille. Il est alors venu me consulter. De là est née une amitié très intense qui s’est poursuivie jusqu’à ce que René nous quitte. Et je dirais même qu’elle se poursuit encore aujourd’hui, notamment avec ses fils qui m’ont confié la mission d’essayer de garder l’œuvre de René vivante…
Paul Allio : Pour nous, c’était une évidence que ce soit toi qui t’en charges.
M. Rappaport, vous entretenez également une relation très particulière avec le cinéma. L’année dernière, vous avez notamment collaboré au projet d’Abderrahmane Sissako Bamako. En cela, il est intéressant que vous veniez parler d’un film comme Moi, Pierre Rivière. Comment est né ce projet très ambitieux ?
R.R. : René Allio, dans son cinéma, a toujours essayé de donner la parole à ceux qui ne l’avaient pas. Il est aujourd’hui oublié, mais il avait connu un grand succès avec son premier film, La Vieille Dame indigne, qui était tiré d’une nouvelle de Brecht. L’histoire est celle d’une vieille femme dont le mari décède et qui commence alors à vivre, à faire ce qu’elle entend. Elle noue notamment les amitiés qu’elle souhaite avoir. Les enfants sont dépités parce qu’elle dilapide l’héritage familial et commence véritablement à vivre. Il tourna ensuite Les Camisards dont on pourrait dire aujourd’hui qu’ils luttaient contre la pensée unique dans la mesure où, en tant que Protestants, ils se distinguaient des Catholiques. Lorsque René Allio tourne ce film en 1970, on est juste après 1968 et tout à fait dans l’esprit de la jeunesse, de la recherche d’autres horizons, du «vivre ensemble». Il poursuit avec un film qui s’appelle Rude journée pour la Reine avec Simone Signoret qui avait accepté ce rôle parce qu’elle était emballée par le sujet : une femme de ménage très modeste dont l’esprit est empli de rêveries, comme se faire fêter dans la Galerie des Glaces.
P.A. : Il quitte d’ailleurs la dimension collective, très présente dans Les Camisards par exemple, pour prendre en compte la dimension individuelle. Un des grands thèmes d’Allio venait de Brecht où il disait que les petites vies qui ne laissent pas de traces dans l’histoire ne demandent pas moins d’héroïsme pour être vécues que les grandes aventures épiques qui font habituellement le sujet des pièces de théâtre. C’était aussi bien le projet de Brecht que celui de René Allio.
Est-ce là sa vision de l’Histoire, partir de l’anecdotique ? Dans Moi Pierre Rivière, la description très détaillée de la société normande de la première moitié du XIXe siècle, avec tout ce qu’elle comporte de superstition et d’analphabétisme, est d’ailleurs extrêmement frappante…
P.A. : Cela fait complètement partie du projet. On peut le dire rétrospectivement car il n’a pas bâti l’ensemble de son œuvre comme un projet de totalisation historique. Chacun de ses films est un petit document. Quelqu’un disait, à propos du documentaire et notamment du film d’Imamura, Histoire du Japon racontée par une hôtesse de bar, que les grandes œuvres ne sont pas classables dans un genre bien défini, précisément entre le documentaire et la fiction. Je crois que c’est notamment le cas de beaucoup de films de Scorsese et de Cimino (notamment Voyage au bout de l’enfer). Les films de René Allio rentrent justement dans cette catégorie de films.
R.R. : Pierre Rivière a une grande actualité. C’est l’histoire d’un jeune paysan normand qui vit au sein d’une famille en difficulté où les tensions sont très vives, notamment entre le père, un paysan pour qui la vie de tous les jours est très difficile, et sa femme, qui a moins de considérations pour les nécessités quotidiennes, économiques et entend vivre comme elle l’entend. Le fils, Pierre Rivière, tue sa mère, sa sœur et son frère. Il s’enfuit puis est arrêté. Et voilà que ce jeune paysan, qui semble illettré, écrit un texte extraordinaire dans lequel il expose les raisons pour lesquelles il a perpétré ce crime et la vie de son temps. Bien sûr, c’est un acte de folie…
P.A. : Il ne peut d’ailleurs expliquer ses raisons qu’en exposant la vie de son temps. C’est là que la question de la folie se pose pour Michel Foucault.
R.R. : C’est un acte de folie et c’est une époque où on s’intéresse à ces questions : qu’est-ce que la folie ? Qu’est-ce que la responsabilité et l’irresponsabilité ? Il y eut une bataille entre les juges et les psychiatres qui travaillèrent à l’époque de manière très approfondie sur ces questions. Pierre Rivière fut condamné, mais pas à mort (il s’est suicidé en prison) alors que la peine capitale était très souvent employée à l’époque. Les questionnements autour de la responsabilité ont donc finalement conduit le jury à ne pas le condamner à mort. Quand je dis qu’on est renvoyé aux problèmes de notre temps, vous savez qu’aujourd’hui, il est à nouveau question de juger les « fous ». On s’interroge sur les rapports de psychiatres, sur d’éventuels simulacres alors que ceux qui ne sont juridiquement pas reconnus responsables sont très peu nombreux en France. Alors, soit-disant pour que les victimes puissent faire leur deuil, il faudrait faire un procès en règle en écartant toutes ces questions. Dans le film, du coup, René Allio m’a demandé de jouer justement le rôle de l’avocat général qui demande la peine de mort pour Pierre Rivière. Vous imaginez si j’étais à l’aise !
Comment René Allio a-t-il cherché ses acteurs non-professionnels ?
P.A. : Nicolas Philibert le montre bien dans son documentaire Retour en Normandie. Pour ma part, j’avais 18 ans, j’étais accessoiriste sur le tournage et j’ai donc pu assister au mois de préparation. Ils ont lancé un appel à candidatures en ouvrant un bureau à l’ANPE. Ils ont d’abord cherché une région, ce qui était très difficile car faire un film d’époque, sans argent, dans le bocage normand, nécessitait de s’accommoder avec les fils barbelés et les poteaux électriques qui auraient pu être de tous les plans.
R.R. : Nicolas Philibert est donc retourné voir ces acteurs et ce que je trouve extraordinaire dans Retour en Normandie, c’est de voir ce que ces gens ont fait de cette parole qui leur a été donnée parce qu’ils ont vécu là une aventure extraordinaire. Dans Retour en Normandie, les parcours sont tous très différents selon les acteurs, mais ils ont pour point commun cette mémoire liée au film et au travail de René Allio. Et cette mémoire se poursuit encore aujourd’hui. Le film rencontre de nombreuses difficultés à faire venir les spectateurs, mais lorsque les spectateurs y sont, ils y prennent un plaisir immense.
P.A. : Parce qu’ils sont aussi là face à une histoire qui se développe sur un temps très long, et en 4 étapes : l’écrit de Rivière en 1835, l’ouvrage de Foucault en 1971, le film de René Allio en 1976 et le documentaire de Philibert en 2007.
Comment s’est passé la rencontre avec Claude Hébert, qui porte le film sur ses épaules alors qu’il n’était pas du tout expérimenté ?
P.A. : Retour en Normandie raconte très bien tout cela. Deux acteurs se sont présentés à l’ANPE. Claude Hébert l’a finalement emporté…
R.R. : Oui, à cause de son regard, de sa tête, de cette espèce de masque qu’il semble porter… À cause du mystère que porte en fait Claude Hébert, et que nous ne dévoilerons pas ici car il faut pour cela que les spectateurs aillent voir le film.
Ce qui frappe en revoyant le film, c’est cette sobriété de la mise en scène qui est « cassée » par tous ces jeux de lumière. Il y a donc une réelle volonté picturale chez René Allio ?
R.R. : C’est un cinéma très beau mais ce n’est pas un cinéma auquel on accède immédiatement. Le spectateur est invité à regarder très attentivement ce qu’on lui montre. Il y a une certaine complexité mais la complexité est-elle un défaut ?
P.A. : René Allio vient des arts graphiques. Il fut d’abord peintre puis décorateur. Parmi les oublis à son sujet, il fut également un très grand scénographe français. C’est lui qui a amené la scénographique que l’on retrouve aujourd’hui au Théâtre de la Ville (scénographie en gradins avec cabine de régie en fond de scène).
R.R. : Ses décors et costumes ont marqué l’histoire du théâtre. Quand je l’ai vu entrer dans mon bureau, j’étais très ému car je savais qui il était.
P.A. : Pierre Rivière, il l’a tourné avec une référence voulue et recherchée à Rembrandt, mais aussi à Millet. Le personnage de la grand-mère, par exemple, est filmée face caméra avec une bougie posée près d’elle. On est totalement dans du Rembrandt.
Rappelons que le film fera aussi l’objet d’une édition DVD très complète le 6 novembre.
R.R. : L’Institut National de l’Audiovisuel nous a soutenu dans la restauration du film et a soutenu le travail des Films du Losange. Je voudrais aussi ajouter que Moi, Pierre Rivière a été projeté au festival de La Rochelle où il a fait l’objet d’une ovation inattendue. Les spectateurs étaient stupéfaits.