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La Voix de Hind Rajab

La Voix de Hind Rajab

de Kaouther Ben Hania

  • La Voix de Hind Rajab
  • (صوت هند رجب)
  • France, Tunisie2025
  • Réalisation : Kaouther Ben Hania
  • Scénario : Kaouther Ben Hania
  • Image : Juan Sarmiento G.
  • Son : Amal Attia, Elias Boughedir, Gwennolé Le Borgne, Marion Papinot
  • Montage : Qutaiba Barhmaji, Maxime Mathis, Kaouther Ben Hania
  • Producteur(s) : Nadim Cheikrouha, Odessa Rae, James Wilson
  • Production : Tanit Films, Mime Films
  • Interprétation : Saja Kilani (Rana Hassan Faqih), Motaz Malhees (Omar A. Alqam), Amer Hlehel (Mahdi M. Aljamal), Clara Khoury (Mahdi M. Aljamal)...
  • Distributeur : Jour2Fête
  • Date de sortie : 26 novembre 2025
  • Durée : 1h29

La Voix de Hind Rajab

de Kaouther Ben Hania

Comment l'entendre ?


Comment l'entendre ?

La Voix de Hind Rajab relate le meurtre par l’armée israélienne en janvier 2024 d’une petite fille gazaouie, Hind Rajab, ainsi que de sa famille et des secours qui ont tenté d’intervenir. Ce crime avait suscité un émoi international par la publication et le partage de la bande audio enregistrant la dernière conversation de Hind avec le Croissant-Rouge palestinien. Avant de saisir ce qui fait les forces et les limites du film de Kaouther Ben Hania – non seulement pour dépasser la réaction instinctive provoquée par le récit de ce crime abject, mais surtout pour circonscrire la nature même de cette émotion –, il faut d’abord interroger les formes hybrides creusées par la cinéaste, entre documentaire et fiction. S’essayant d’abord au documenteur (Le Challat de Tunis), elle a ensuite porté à l’écran un fait divers (La Belle et la meute) avant d’adopter pleinement la forme du docufiction avec Les Filles d’Olfa. Rejouant des scènes véritablement vécues en présence des personnes concernées et avec l’aide de comédiens professionnels, le film faisait le pari d’une théâtralisation supposément vertueuse. Ce dispositif de reenactement postulait en effet l’idée que la vérité documentaire se révélait plus nettement à travers une doublure fictive ; la fiction n’y constituait plus une fin en soi, mais un moyen pour éclairer une réalité donnée. Si ces stratégies docufictionnelles font florès dans le champ de la création télévisuelle (on pense au dispositif de la série Outreau sur France Télévision, où les crimes pédophiles se trouvaient recontextualisés dans des scènes de reconstitution, sous les yeux des victimes et avec leur aide) et n’échappent pas à une volonté de « spectaculariser » le récit de faits réels, elles posent toutefois de véritables questions de mise en scène : que s’autorise-t-on à reconstituer ? Quel niveau de précision vise-t-on dans le rejeu ? Quel rapport se noue entre les témoins de l’histoire et les comédiens qui les suppléent dans la fiction ?

Devant ce type d’alliage exogène, on a par ailleurs inlassablement l’œil sur les coutures ; le dispositif ne cesse de faire l’objet d’interrogations, parce que ses arêtes sont saillantes et qu’il doit justifier son existence. D’autant plus que l’irruption du faux (ou du moins d’un « vrai rejoué ») dans le documentaire n’est pas sans trahir une posture d’autorité de la cinéaste, qui s’octroie une prérogative quasi démiurgique, persuadée de la vertu (questionnable) de son parti pris. Le risque, avec pareille entreprise, c’est que le geste fasse écran, qu’il devienne le sujet même du film, au détriment des faits qu’il entend mettre en scène. La question ne se pose toutefois pas exactement en ces termes concernant La Voix de Hind Rajab, dont la démarche apparaît à la fois plus franche et plus candide : Ben Hania lorgne presque sur l’exercice très télévisuel du docudrama (soit une reconstitution de faits passés) en cherchant à restituer les événements ayant conduit au meurtre de Hind Rajab. De nouveau, cependant, l’intrication entre docu et fiction charrie son lot d’interrogations : la cinéaste cherche-t-elle à injecter du suspense dans une matière documentaire ou, à l’inverse, à saupoudrer d’une dose de réel un récit efficace pour lui donner encore plus de force ?

Fiction fébrile

La jointure entre réel et fiction s’affiche ici nettement dès le premier plan, sous la forme d’une onde radio bleutée, striant l’écran noir telle une plaie béante. Cette oscillation revient régulièrement dans le film, comme figuration des documents sonores autour duquel est structuré le montage : le film s’ouvre sur l’appel d’une première victime au Croissant-Rouge, puis déplie toute la communication avec Hind, avant celle avec les ambulanciers palestiniens envoyés sur place. À partir de ces archives, Ben Hania rejoue le huis clos étouffant au sein du centre d’appel du Croissant-Rouge palestinien de Ramallah. L’équipe de secouristes (jouée donc par des comédiens) cherche à organiser la coordination entre l’armée israélienne et les ambulanciers sur place à Gaza, tout en maintenant le contact téléphonique avec la petite fille apeurée et mourante. Aux suppliques véritables de la victime, voix métallique pas toujours audible, répondent les mots rassurants des acteurs qui récitent au mot près (du moins on peut l’imaginer) le verbatim des paroles des secouristes. Si le film s’apparente de prime abord à une démonstration implacable, prélude à un procès pour crime de guerre qui n’aura probablement jamais lieu, le dispositif n’est néanmoins pas sans produire sa propre violence, imprimant une impression de malaise qui ne découle pas seulement de l’énoncé des faits.

Car il y a quelque chose de monstrueux dans cette jonction entre un document brut, d’une violence inouïe, et la facture étrangement lisse de la reconstitution du centre du Croissant-Rouge. Si Ben Hania donne à plusieurs reprises des gages de véracité à la fiction (en entrelaçant dans la bande sonore les dialogues joués par les acteurs avec ceux des vrais secouristes), elle ne parvient jamais à dissiper cette impression de fausseté. Il en va ainsi à chaque embardée loin du téléphone, et donc de l’archive, quand la cinéaste s’attache à raconter la tension qui gagne l’équipe du Croissant-Rouge à mesure que se révèle l’étendue de leur impuissance. Caméra à l’épaule, elle suit les secouristes dont les nerfs sont mis à rude épreuve, mais leurs dialogues trahissent parfois un didactisme qui ne peut être destiné qu’au spectateur. La mise en scène rappelle alors celle des fictions conventionnelles du tout-venant de la production occidentale infiltrant des brigades sous tension (policières, médicales, etc.). L’étrangeté du projet s’affirme d’autant plus lorsque les acteurs se rapprochent du combiné et sont directement aux prises avec l’enregistrement de Hind Rajab, dialoguant avec cette petite voix fantomatique qui dégage une puissance émotionnelle d’une nature forcément autre et irrecevable dans ce cadre artificiel. Devant le jeu fébrile des comédiens et leurs visages saisis par l’émotion, que Ben Hania filme en très gros plan, la fiction semble cette fois désarmée : nous assistons moins, en vérité, à l’examen de faits à l’aune d’un document brut qu’à la pénétration étrange et déstabilisante de cette brutalité documentaire dans l’épaisse couche du dispositif. Le principe même du rejeu s’en trouve enrayé.

Ce vice de forme est le symptôme d’un problème qui transparaît plus nettement dans le dernier tiers du film. Alors que le Croissant-Rouge est déjà dans l’après (il n’est plus seulement question d’un hypothétique sauvetage, mais d’envisager une médiatisation du crime), les secouristes s’interrogent sur l’impact qu’aura le témoignage vocal de Hind sur l’opinion internationale, alors que des milliers de photos d’enfants assassinés ne suffisent pas à rendre compte de la réalité du charnier gazaoui. Le dispositif de Ben Hania semble de fait avoir été pensé comme une réponse au partage d’images violentes sur les réseaux sociaux occidentaux, qui suscitent une émotion certes collective, mais stérile. Le film se fait alors l’allégorie de l’écart irréductible qui nous sépare des crimes perpétrés à Gaza. La distance, géographique et opérationnelle, qui empêche les sauveteurs de faire leur travail (les huit minutes que devrait durer l’intervention se transforment en des heures et des heures à cause de démarches administratives) se trouve comme redoublée par ce gouffre creusé entre l’enregistrement originel et son enrobage fictif. Ce thriller échafaudé autour de l’archive parvient moins à dévoiler une situation en particulier — déjà bien documentée et racontée dans les médias — qu’à dénoncer, avec une force assez dévastatrice, un point d’aveuglement ou de surdité : les images, les sons et la mise en récit deviennent le théâtre d’une (ré)action impossible. À cet endroit, le film trouve, malgré ses faiblesses, sa raison d’être.

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