Nous avions laissé Jan-Ole Gerster en 2013 avec Oh Boy, premier long-métrage drôle et mélancolique, où le réalisateur suivait durant une journée les pérégrinations d’un jeune homme dans un Berlin en noir et blanc. Même principe, cette fois-ci en couleur, pour Lara Jenkins : le personnage éponyme vit une journée tout entière orientée vers le premier récital de piano de son fils, Viktor — concert auquel elle ne semble cependant pas être conviée. Dans le monde de Lara, si rangé qu’il en paraît factice, le fantôme d’un piano dont les contours sont encore dessinés par la bibliothèque qui l’entourait donne immédiatement le la. Au vide laissé par la place du piano répond celui que Lara semble s’être créé autour d’elle-même, qui distille un malaise sourd. Viktor, personnage constamment évacué hors-champ dans la première partie, hante le film. Appels qui restent sans réponse, rencontres entre son cercle intime et Lara sans qu’il soit présent, incursions dans sa chambre vide : autant de tentatives de Lara dans le dernier espoir d’atteindre de nouveau son fils, avant qu’il ne devienne cet étranger absolu offert au monde qui l’érige en prodige du piano. Son prénom, répété comme un mantra par sa mère, transforme peu à peu son personnage en chimère, au cours de cet étrange chemin de croix.
Les plans larges et fixes, desquels elle sort et entre comme un fantôme, noient Lara dans l’environnement jusqu’à diluer tous les détails de sa physionomie. Nous nous concentrons alors sur sa silhouette, entourée d’un manteau rouge, sur son visage fermé, caché derrière de grandes lunettes noires, sur ses rares sourires crispés. On pourrait se laisser toucher par cette femme, ne serait la méchanceté gratuite, distillée par petites touches, de son personnage – ici elle rompt l’archet de violon de la petite amie de son fils, ailleurs elle décourage un enfant, au conservatoire, de jouer du piano. Méchanceté qui vient alors contrebalancer ce portrait de solitaire forcée et dessine des pistes permettant de comprendre le silence installé entre elle et son fils. En constante contradiction entre l’ambition d’excellence qu’elle a pour lui et le regret de ne pas avoir su vivre cette vie-là pour elle-même, les brimades cruelles mènent la valse de sa relation avec Viktor.
Apprendre à vivre
Ces deux personnages si mortellement blessés par un amour fou, mais toxique, ne parviennent plus à communiquer. Leur incapacité, qui voile les sentiments profonds qu’ils éprouvent l’un pour l’autre, est soulignée par le contraste avec la gamme chromatique chaude que choisit le réalisateur tout le long du film. Orangés, rouge brique, verts chatoyants : l’image est harmonieuse et parvient à l’homogénéité à laquelle les personnages, eux, n’accèdent pas. La prolifération de couleurs douces souligne la froideur de leurs rapports, conférant au récit une tonalité douce-amère déchirante. Ces ruptures sont aussi élégamment amenées par le travail sur le son : ainsi dans une scène, se succèdent avec violence le calme religieux de la salle de concert où ne résonnent que les notes de piano, et la musique techno assourdissante d’une supérette. Dans ce récit qui interroge finement le rapport ambivalent de domination et de soumission se construit un jeu de ricochet dont l’issue paraît bien incertaine. En s’emparant de cette relation pernicieuse entre un fils et sa mère, Jan-Ole Gerster tisse une fable touchante et monstrueuse autour d’une vie vécue par procuration, entremêlée d’une habile réflexion sur la difficulté à se libérer des maîtres, ceux qui s’imposent à nous, comme ceux que nous nous choisissons, par peur d’affronter notre liberté.