Sorti un mois avant le décès de son réalisateur, à l’âge de 29 ans, L’Atalante couronne l’œuvre courte mais dense de Jean Vigo (moins de quatre heures de film exploitées), dont l’influence n’a depuis cessé de grandir auprès des générations futures – au premier rang desquelles celle de la Nouvelle vague, qui a participé à sa redécouverte. En dépit de son insuccès commercial, L’Atalante fut également un jalon dans la carrière de Michel Simon qui perfectionne ici son personnage bourru et hirsute (tendance Boudu sauvé des eaux) dont les affects contradictoires, de la plus grande douceur à la bestialité inquiétante, évoquent la duplicité du héros de La Chienne. Le Père Jules, marin vivant sur la péniche L’Atalante aux côtés de Jean et Juliette, tout juste mariés, incarne un goût de l’insolite et de la bizarrerie qui rejaillit sur le film lui-même : la démarche cahotante du pilote, qui se déplace en crabe et sautille à tout-va, est à l’image du rythme syncopé du film, alternant scènes de pure frénésie et des plages de contemplation arrachées à la marche du scénario. Ce goût des contrastes trouve son illustration lors de la découverte de sa cabine, vaste bric-à-brac d’objets glanés aux quatre vents. L’homme fait corps avec sa chambre comme un mollusque avec sa coquille, au point que sa peau, constellée de tatouages comme autant de marques laissées par ses voyages lointains, s’apparente à un livre où les images s’enchaînent aléatoirement.
Le film, lui aussi, avance à sauts et gambades par juxtaposition de séquences mélangeant joyeusement les genres et les tons. Le scénario a la simplicité archétypale des mélodrames du muet : Jean (Jean Dasté) et Juliette (Dita Parlo) se marient, partent vivre sur une péniche et subissent les remous de la vie conjugale, succombant à la jalousie jusqu’à la séparation ; comme chez Borzage ou Murnau, leurs retrouvailles repoussent les limites de la vraisemblance pour porter en triomphe les forces miraculeuses de l’amour fou. Leur trajectoire est toutefois interrompue par une série de vignettes détachées du récit, la contemplation des berges de la Seine mettant en valeur le génie photographie de Boris Kaufman (le frère de Dziga Vertov), mais aussi l’irruption d’événements incongrus – ainsi de la naissance d’une portée de chatons ou de la rencontre avec un camelot magicien.
Les mouvements de l’accordéon
Cette progression au fil de l’eau, construite comme un catalogue à la Prévert (qui fait d’ailleurs une courte apparition avec son frère Pierre), a le vernis séduisant d’un produit d’époque, lorsque l’industrie du cinéma français avait la poésie des « petits riens » chevillée au corps (cf. la domination esthétique, dès 1935, des cinéastes du réalisme poétique). À regarder uniquement la surface de L’Atalante, ses canaux pittoresques et ses cadrages imitant l’école soviétique et l’expressionnisme, peu de choses le distinguent de prime abord des beaux films libertaires de Duvivier (Le Paquebot Tenacity) ou de René Clair (À nous la liberté !) tournés à la même époque. Pour saisir la singularité du film, on peut revenir à un entretien de François Truffaut par Éric Rohmer, pour le compte de l’émission Connaissance du cinéma, où le réalisateur des Quatre cents coups rappelle que Vigo prolonge avec inventivité l’intérêt des Lumière pour l’abandon du récit à l’aléatoire de la vie. Au goût du collage typique des années 1930, sous haute influence surréaliste, le film substitue une étude par endroits passionnante sur le mouvement, fil directeur de la mise en scène et initiateur de rencontres apparemment improvisées. Lors de l’ouverture, Jean et Juliette partent ainsi de l’église où ils se sont mariés, tandis que la caméra filme en travelling un cortège aux allures de procession funèbre ; à la toute fin, le couple se retrouve, s’enlace et chute sur le sol avant que la caméra ne s’élève et saisisse à toute allure l’écoulement du fleuve. Dans un cas comme dans l’autre, l’amour que se vouent les personnages initie le spectacle harmonieux d’un mouvement emportant tous les protagonistes avec lui : le courant de l’eau prolonge le défilé de noces et finit par envahir tout l’écran de manière à symboliser le sens même de la vie. La beauté du film tient donc à la manière dont les protagonistes sont pris à l’intérieur d’un réseau allégorique qui charge leurs déplacements d’un poids métaphorique : lorsque Juliette, en robe de noces, s’avance tête baissée de la proue à l’arrière du bateau, le mouvement du fleuve signale qu’elle va contre le mouvement de la vie. Ses rêves de liberté, offerts par les divertissements de la capitale, la figent dans une illusion dont une errance urbaine, au deuxième tiers du film, dénoncera le caractère trompeur.
Lors de la scène de mariage, le Père Jules joue de l’accordéon sur sa péniche ; l’histoire de Jean et Juliette pourrait se résumer aux mouvements contradictoires de l’instrument : initialement unis, les mariés font l’expérience de la séparation pour mieux se retrouver dans une explosion de joie, comme les soufflets du piano du pauvre. Structure dialectique que Vigo élabore avec précision, en distillant dès les premières scènes les indices d’un fatum tragique (une femme au loin se signe lors de la nuit de noces et les chats attaquent Jean lorsqu’il embrasse Juliette). Inversement, lorsque les trajectoires des personnages se séparent, le recours au montage parallèle permet de mettre en regard l’apathie de Jean et le désespoir de Juliette. Cette mise en réseau culmine lors de deux scènes en forme de stase. La première, célèbre, voit Jean plonger dans le fleuve et admirer l’apparition de son épouse dansant dans l’eau, surimpression en forme de mirage qui annonce la réunion de leurs corps lorsque le visage de Juliette se détache de celui de son mari. La deuxième se concentre sur une nuit de fièvre où, par le truchement des fondus enchaînés, les amants s’unissent dans une étreinte surmontant la séparation physique. Cette scène presque érotique, où le pouvoir du cinéma mêle les peaux et fusionne les corps, réalise le rêve que nourrissent les personnages depuis le début du film, celui de s’abstraire l’un l’autre du monde pour ne plus être que qu’une seule chair unie par un amour éternel. Illusion que le film dénonce toutefois au profit d’une résolution plus prosaïque : c’est en s’abandonnant à l’indolence du moment présent, au gré du courant, que l’on embrasse l’absolu du désir.
