Jean Renoir commence à réaliser en plein âge d’or du cinéma muet. Quand ses deux premiers films parlants, On purge Bébé et La Chienne, sortent la même année (21 juin et 19 novembre 1931), il est déjà un cinéaste reconnu. Film de quarante-six minutes tourné en six jours, On purge Bébé devient vite un succès populaire. Cette histoire vaudevillesque et potache permet à Renoir de s’amuser des nouvelles possibilités offertes par le son synchrone. La Chienne, drame social anarchiste, va ensuite marquer le début d’une période réaliste pour Renoir et pour le cinéma français. Le réalisateur confirme sa maîtrise de la mise en scène, son ambition esthétique et sa fascination pour le son direct avec ce film grave, servi par une distribution parfaite.
Maurice Legrand (Michel Simon) s’ennuie entre son travail de caissier à la bonneterie Henriot et sa triste vie conjugale avec une femme grincheuse et avare. Pour se distraire un peu, il peint tous les dimanches, au grand dam de son épouse. Lorsque Maurice rencontre la jeune et blonde Lulu (Janie Marèze), il en tombe éperdument amoureux. Lulu et son petit ami, Dédé (Georges Flamant), voient dans le vieil homme une bonne dinde à plumer. Croyant Maurice peintre de profession, Lulu lui demande de réaliser des toiles pour les revendre en les signant d’un nom d’empreint à l’insu de l’artiste amateur. Lulu s’assure un train de vie décent et permet à Dédé de régler ses dettes de jeu permanentes. Maurice découvrira la supercherie de la vente de tableaux et l’acceptera, mais il ne prendra pas aussi bien le fait d’être dupé en amour après avoir tout quitté de sa vie conventionnelle pour vivre aux côtés de sa belle. Le mépris de Lulu aura raison de la bienveillance de Maurice, dont la rage vengeresse mettra fin aux supercheries des deux jeunes amants manipulateurs de façon radicale. Il tue Lulu et laisse accuser Dédé, avant de tout quitter pour finir clochard, sans prêter gare à ses propres toiles désormais exposées sur la rue Matignon.
Le Pari(s) de Renoir
La Chienne se déroule à Montmartre, quartier des artistes et surtout des peintres, associé à une atmosphère bohème et populaire à la fois. D’où le choix de Maurice Legrand de présenter son passe-temps comme son emploi principal. Le film est tourné en décors naturels. Il est donc possible de reconstituer la géographie du Paris de Renoir et d’identifier à l’écran les lieux réels traversés par les personnages : Maurice rencontre Lulu place Émile Goudeau et la tue rue Ravignan, près des Abbesses. Rappelons qu’en plus d’être tourné en décors naturels, le film est en son direct, ce qui lui confère une véritable authenticité et un aspect quasi documentaire, comme le souligne Daniel Serceau dans sa biographie consacrée à Renoir :
« Les scènes de rue, l’omniprésence de Montmartre, de ses escaliers et de ses “becs de gaz” confèrent à cet ouvrage, qui donne si souvent l’impression d’avoir été pris sur le vif, un air d’époque et en fait presque un document ethnographique. […] Par-delà ses aspects de document sociologique (l’univers du peuple de Paris, de la petite pègre et des marchands de tableaux), Renoir filme “l’invisible” : ce qui se passe “derrière les fronts, derrière les crânes”.»
Pour une des premières fois au cinéma, on entend les petits bruits de l’arrière-plan, les effets de résonance, la profondeur des rues, des pièces… En 1931, le son est vécu comme un champ d’expérimentation intéressant et un nouvel espace de créativité. Dans ses mémoires, Jean Renoir avoue sa passion pour le son : « Pour moi, un soupir, le grincement d’une porte, des pas sur le pavé peuvent être aussi éloquents qu’un dialogue. » La dimension sonore dépasse la simple expérience ludique, déjà pratiquée par Renoir dans On purge Bébé. Avec La Chienne, le son devient un élément essentiel de la construction et de la création filmiques. Une attention que l’on doit peut-être à l’assistant son, Joseph de Bretagne, qui « communiqua sa religion de l’authenticité sonore » à Renoir. Authenticité des lieux, aléas sonores dus aux décors naturels, incertitude tolérée dans les voix (mots écorchés, répétés) : tout ceci contribue à intégrer l’histoire extraordinaire de La Chienne dans un contexte naturaliste et quotidien, pour mieux renforcer l’impact d’un récit tragique.
« Ce sont de pauvres hommes, comme moi, comme vous »
Le film s’ouvre sur un castelet présentant un spectacle de Guignol : la célèbre marionnette va successivement présenter la thématique du film et les personnages de l’intrigue. Ce prologue théâtral encadre le récit pour lui donner une portée poétique et une valeur fabuleuse, tout en le présentant comme une démonstration critique. La référence au jeu pourrait laisser supposer une comédie, aussi grinçante soit-elle. Le système théâtral rappelle en effet l’ouverture de certains films de Sacha Guitry. Mais l’emploi de marionnettes évoque aussi le thème du faux-semblant, de l’artifice et du subterfuge. On associe volontiers Guignol aux thèmes de la violence et de l’ordre autoritaire, à cause de ses fameux coups de bâtons. Guignol, c’est le théâtre de l’anarchie et du désordre. D’emblée, nous savons que La Chienne sera une histoire non conventionnelle (par rapport à l’éthique sociale et aux modes cinématographiques). Guignol introduit les protagonistes de l’action en indiquant que « ce sont de pauvres hommes, comme moi, comme vous ». On peut donc comprendre : ce sont de pauvres marionnettes, comme moi, comme vous. Les personnages seraient les pantins d’un destin fatal et ne pourraient échapper à leur condition. Après avoir rossé deux marionnettes qui se disputaient sur le statut du film (« comédie à tendance morale » ou pièce « sans intention morale »), Guignol présente les trois protagonistes de la triangulaire amoureuse de La Chienne : « Lui, elle et l’autre ». Cette expression boulevardière reprend les termes du roman de La Fouchardière, dont le film s’inspire. Mais ces mots ne sont qu’une fausse piste, puisqu’ils sont détournés de leur connotation habituelle. Nous ne sommes pas dans une comédie légère ou vaudevillesque avec simplement le mari, la femme et l’amant.
Guignol est posté à gauche du cadre surligné par le contour du castelet. L’image des protagonistes apparaît droite cadre en surimpression. La posture des personnages dans ces courtes apparitions les réduit à des types sociaux. Maurice Legrand (Michel Simon) est recroquevillé sur lui-même, comme s’il s’excusait d’être là. Lulu (Janie Marèze) joint ses mains et lève les yeux vers le haut, le sourire aux lèvres. Cette attitude suggère le caractère rêveur et optimiste de la jeune femme. Dédé (Georges Flamant) enlève son chapeau, passe sa main dans ses cheveux et rajuste son couvre-chef. Sa tenue vestimentaire et ses quelques gestes suffisent à le présenter comme un séducteur et un gangster de pacotille. Les commentaires de Guignol sur ces images annoncent le cynisme et l’ironie caractéristiques du film. De Lulu, il nous dit : « elle est toujours sincère, elle ment tout le temps ». De la description de Maurice Legrand à celle de Dédé, le discours se fait plus bref, toujours plus simple et informatif. Ainsi, au sujet de du jeune homme, Guignol nous dit seulement : « c’est le môme Dédé, et rien de plus ». À l’instar du jury du tribunal à la fin du film, la marionnette se soucie peu de savoir qui est vraiment Dédé. Cette présentation du trio évite les fioritures psychologiques du roman de La Fouchardière. La sécheresse de ton dans ce prologue annonce le style général du film : Renoir ne portera pas de jugement sur les personnages, mais proposera un discours efficace, empreint de cynisme.
À la fin de cette présentation, le rideau de fond de scène se lève et la caméra passe à travers le castelet, devenu le monte-plat d’une salle de réception. À cette époque, beaucoup de cinéastes sacrifient les mouvements de caméra, lourds et bruyants, en raison de la prise de son. Mais Renoir va les multiplier dans ce film, prouvant la virtuosité de son équipe technique et ne renonçant pas à ses objectifs stylistiques. Ici, un repas est organisé en l’honneur du patron de la bonneterie, Monsieur Henriot, entouré d’employés souriants, voire goguenards. Cette atmosphère mielleuse nous plonge d’entrée de jeu dans une belle mascarade sociale. Au cours de la scène, la reprise de l’effet de surcadrage, permise par le monte-plat, rappelle l’artificialité de cette situation et oblige le spectateur à adopter une distance ironique. Un mouvement panoramique droite-gauche permet de souligner le grotesque des personnages. Le mouvement s’achève sur Maurice Legrand, marmonnant en bout de table, seul à ne pas partager l’hilarité générale. Cet homme au regard mélancolique n’est pas à l’aise avec les rites sociaux et détonne dans cet univers masculin, où les plaisirs de l’alcool, du tabac et des cigares lui demeurent étrangers. Cette constatation confirme les propos de Guignol : « Il s’est fait une culture intellectuelle et sentimentale au-dessus du milieu où il évolue, de telle sorte que dans ce milieu, il a exactement l’air d’un imbécile. »
Les traits majeurs du portrait de Legrand, dressé par Guignol, apparaissent déjà ici. On le voit artiste incompris, objet de railleries, asservi à son épouse (elle ne lui aurait donné que la permission de minuit), manipulé par des personnes mal intentionnées. La discussion de Legrand avec un jeune employé zélé prouve le côté réfléchi et désabusé d’un Maurice poète. Face à lui, le jeune tient des propos désuets et futiles. Il ne converse avec son aîné que pour le convaincre de continuer la soirée ailleurs et de servir ainsi de distraction aux employés (un « dîner de cons » avant l’heure). Dans la suite du film, Legrand sera régulièrement exploité : racketté par sa femme, volé par Lulu et Dédé, objet d’un chantage par Alexis Godard. À la fin de cette première scène, Legrand est le seul à donner un pourboire : sa générosité et son attention pour les petites gens se font déjà sentir et l’enjeu central de l’argent est posé.
La forte musique de fond (une chanson entonnée par une voix masculine) provient d’un disque que nous voyons tourner sur un phonographe, première preuve de l’attention de Renoir pour le son direct. Cette ambiance musicale contribue au côté naturaliste de la scène, ancre l’histoire dans son époque et lui confère une touche de poésie. La musique diégétique sera souvent utilisée dans le cinéma français des années 1930. Les chansons populaires occupent une fonction impressive et affective dans les films du réalisme poétique. Dans La Chienne, leur utilisation crée aussi un pont dans la narration : on entendra de nouveau un chant masculin lors du meurtre commis par Legrand.
Lulu : un premier visage du réalisme poétique
La première rencontre entre Maurice Legrand, Lulu et Dédé est marquée par une lenteur pesante et un silence relatif. En effet, les personnages parlent, mais ne se parlent pas vraiment entre eux. D’une certaine manière, la mise en scène rend compte du style de Georges de La Fouchardière. Dans le roman, l’histoire est racontée dans une série de monologues : par « Lui », « Elle » et « l’Autre ». Le décalage entre les répliques et les temps morts fréquents dans les dialogues du film permettent de transcrire à l’écran le style du roman. Mais la mise en scène travaille aussi une sensation d’étrangeté et permet la « transfiguration d’un moment banal ». C’est de cette manière que Renoir entend le « réalisme poétique », terme qu’il emploie lui-même pour parler de son film. Il ne veut pas magnifier les personnages. Selon le cinéaste, « pour que la féerie, telle qu’il l’entend, se dégage, il faut surenchérir dans la banalité et l’insignifiance ».
Dans la scène de rencontre violente entre les trois protagonistes du drame, Dédé reproche à Lulu de ne pas avoir récupéré l’argent que le père Marchin lui doit. Il est clair qu’elle se prostitue et Dédé est son maquereau. L’homme s’énerve et frappe la jeune femme qui tombe en arrière sur des marches humides. Legrand arrive à ce moment-là. Il voit Dédé rouer de coups de pied la jeune femme étendue et se précipite pour le frapper. Le jeune homme, passablement éméché, tombe comme une feuille et Legrand se tourne vers Lulu pour l’aider à se relever. Le visage pâle de Janie Marèze est mis en valeur par un éclairage créant un effet de médaillon. Ce procédé est fréquent dans les films du réalisme poétique, où la lumière tend à sublimer le visage des personnages, pour souligner le caractère marginal mais majestueux de ces héros de la vie ordinaire. Mais ici, ce que nous voyons sur le visage de l’actrice n’est pas la beauté simple et pure d’une jeune héroïne. On sent déjà sa froideur et son détachement. Lulu est montrée comme une femme au physique quelconque dans une situation banale (une dispute de couple). Son visage a beau être sublimé par la lumière, elle n’apparaît pas comme une séductrice. Sa coupe de cheveux courte et sa voix aiguë lui donnent un caractère étrangement juvénile. Pour l’anecdote, Janie Marèze fut imposée par la production et ne plaisait pas à Renoir. Elle avait une diction classique par rapport au parlé populaire, nécessaire pour interpréter ce rôle. Elle lui semblait trop coincée par rapport au naturel et à la détente du personnage très sexualisé de Lulu. Claude-Jean Philippe rapporte ainsi les propos du cinéaste à propos de sa jeune comédienne :
« Tu comprends, dit-il à Braunberger, cette fille-là n’a jamais joui, ça se voit. Il faut absolument qu’on sente le contraire en la regardant. L’histoire repose entièrement sur cet attachement charnel, presque animal au personnage du maquereau. Il faut qu’il la tienne par là, par le plaisir. »
Entièrement soumise aux volontés de son Dédé, Lulu est un personnage masochiste, guidé uniquement par son besoin physique d’être avec l’homme qu’elle admire. Quand il l’embrasse et la rejette brusquement, elle est subjuguée. Lulu préfigure la représentation conventionnelle du masochisme féminin dans le cinéma des années 1930. Rappelons-nous par exemple le comportement de Françoise dans Le jour se lève de Marcel Carné (1939) : malgré son côté innocent, Françoise recherche la domination masculine, comme en témoigne son admiration aveugle et son attirance pour Valentin. Dans le naturalisme (littéraire et cinématographique), les personnages sont commandés par leurs pulsions et la forme que leur milieu social donne à leurs instincts. Le comportement de Lulu, véritable pantin de l’amour, obéit à cette logique. Renoir en fait un personnage très commun afin que nous ne nous fassions aucune illusion sur son comportement par la suite.
L’aliénation d’un homme simple et généreux : un grand Michel Simon
Caissier de la bonneterie Henriot, Legrand est un employé consciencieux, mais il fait l’objet de moqueries perpétuelles. Il est cultivé et est poète dans l’âme. Il rêve d’amour, mais semble bien désabusé quant à la possibilité d’un sentiment pur : « La vision de l’amour peut se poursuivre parfois au-delà de la vision d’une chambre crasseuse, mais il y a toujours le réveil », dit-il dans la première scène, sans savoir à quel point cette phrase est programmatique de son destin. Legrand est marié à une femme acariâtre et pingre. Adèle (Magdelaine Berubet) se dit prisonnière de son mariage et se sent envahie par les toiles de son époux. Legrand est continuellement infantilisé : il reçoit de l’argent de poche, mais il doit donner sa paie à Adèle, afin que cet argent ne soit pas dépensé à tort et à travers en peinture. Adèle traite Legrand de fainéant par opposition au glorieux Alexis Godard (Roger Gaillard), feu son premier époux, un adjudant mort pendant la première guerre mondiale. Les courtes scènes de peinture associent Maurice Legrand au monde de l’enfance. Quand il peint, la fenêtre de son salon est toujours ouverte, ce qui permet de d’entendre la fillette de l’appartement d’en face lorsqu’elle chante ou joue du piano. On l’entend entonner la chanson « Malbrough s’en va-t-en guerre », que Legrand reprendra après sa rencontre inattendue avec un Alexis Godard toujours bien en vie. Maurice voit dans ce retour providentiel le moyen d’annuler son mariage, finalement adultérin, et de s’unir légitimement à sa chère Lulu. Maladroit et abîmé par l’âge, Maurice semble prisonnier de son corps disgracieux. Pourtant il n’est pas exempt de légèreté et croit vraiment à une vie à deux avec sa jeune maîtresse. Cette union est d’ailleurs déjà consommée. Lulu l’évoque en confidence à une amie et une scène dans sa garçonnière nous montre Legrand allongé dans le lit double à ses côtés.
On ne peut parler de Maurice Legrand sans tenir compte de son interprète, Michel Simon. L’acteur construit un personnage médiocre et énigmatique, imperméable aux attaques extérieures. Il apporte à Legrand son insolence et son caractère d’éternel enfant. Michel Simon est présent dans le précédent film de Renoir, On purge Bébé (1931). Il y incarne le risible Monsieur Chouilloux, fonctionnaire du ministère des armées, venu pour discuter avec Mr Follavoine de l’achat de pots de chambre incassables pour les troupes. Il est aussi dans le suivant : Boudu sauvé des eaux (1932). La déchéance finale de Legrand, devenu clochard, annonce d’ailleurs Boudu. Les deux personnages vivent le vagabondage comme une forme de liberté et de délivrance, hors d’un carcan social normatif. Michel Simon a conscience de son physique peu gracieux : il en joue en exagérant souvent les postures (le menton rentré, le visage crispé). Il travaille la raideur et la maladresse de son corps, utilise ses défauts pour servir le ridicule tragique de ses personnages.
Violence des passions et anarchie des sentiments
Jusqu’à l’instant du meurtre, Maurice Legrand apparaît comme l’innocence même, incapable d’imaginer qu’on puisse se jouer de lui comme Lulu l’aura fait. Éperdument amoureux, il ne semble pas apprécier de découvrir ses toiles dans une galerie d’art, sans en avoir été prévenu au préalable, mais il accepte cependant que Lulu utilise sa peinture pour subvenir à ses besoins. Il lui concède par amour, mais espère en retirer un bénéfice financier. Une fois sa relation avec Lulu commencée, Maurice Legrand semble oublier complètement l’existence de Dédé, qu’il a pourtant aperçu lors de leur première rencontre. La jeune femme était alors très attentionnée à l’égard de cet homme. Ses propos tendaient même à officialiser ce couple aux yeux de Legrand : « ça fait trois ans qu’on est ensemble, c’est comme si qu’on étaient mariés. » Mais, à la faveur de la nuit, le visage de Dédé était dissimulé. Quand ils se croisent à nouveau, Dédé se fait passer pour le frère de Lulu. Legrand ne soupçonne pas un instant la poursuite de la liaison de Lulu avec l’homme violent et ivre entraperçu le premier soir.
Pourtant, Maurice découvrira les deux amants alités. Surpris et choqué par cette image, il quitte immédiatement la garçonnière, submergé par les propos secs et méprisants de Lulu. Il reviendra après le départ de Dédé, pour un dernier tête-à-tête fatal avec celle qui l’a trahi. Son geste meurtrier sera motivé par le rire et la moquerie de Lulu, qui crache son venin sur cet homme fragile lors de cette nouvelle confrontation. Son rire strident crée un effet miroir, confrontant Maurice à lui-même : son corps disgracieux et vieillissant, son esprit crédule, sa vie fade et misérable. L’homme ne supporte pas d’entendre de la bouche de Lulu ce qu’il sait finalement déjà. Il ne peut accepter toutes ces évidences qu’il voudrait se cacher à lui-même. La voix de Lulu se fait l’écho tonitruant des moqueries de ses collègues. Son geste meurtrier n’est donc qu’un élan impulsif et un aveu d’impuissance. C’est le seul moyen pour la faire taire et étouffer la réalité d’une situation déplorable et pathétique.
Arrêtons-nous sur quelques éléments signifiants dans la mise en scène majestueuse de cette séquence de confrontation meurtrière. Legrand découvre les amants au lit, l’un à côté de l’autre. Il s’arrête dans l’encadrement de la porte d’entrée pour observer ce tableau inattendu. Nous voyons le couple depuis le point de vue de Legrand, puis les trois personnages depuis l’extérieur de la chambre. La caméra se trouve alors à la hauteur de la fenêtre, dont le pourtour crée un effet de surcadrage. Ce point de vue et cette composition d’image ont déjà été utilisés auparavant, quand Lulu faisait visiter la garçonnière à une amie. L’axe de prise de vue ne correspond ici au point de vue d’aucun personnage. Il crée donc une rupture dans le découpage qui favorisait jusqu’alors le champ contrechamp entre les personnages. L’axe et la valeur de plan font de la chambre ainsi surcadrée un espace scénique propice au drame. Le point de vue sur la scène devient soudain omniscient. Au sein d’un film réaliste comme La Chienne, ce plan stylisé vise peut-être à rappeler que les personnages ne sont pas libres de leurs actions, mais guidés par leurs pulsions. Voilà pourquoi le regard du spectateur n’est plus asservi ou proche de celui des personnages, mais correspond à cet instant à un point de vue irréel : les trois protagonistes apparaissent de nouveau comme des marionnettes dans un castelet. Quand Maurice revient pour trouver Lulu seule, leur conversation houleuse est mise en contrepoint avec la voix d’un chanteur des rues entonnant la « sérénade du Pavé » au pied de l’immeuble. Le chanteur et sa musicienne sont entourés de passants attentifs et souriants, ignorants tout du drame qui se joue quelques mètres plus haut. Le montage parallèle entre la rue et la chambre construit la tension dramatique de la scène. À l’instant où Legrand se saisit du coupe-papier de Lulu pour la tuer, Renoir choisit de nous montrer les artistes de rue. L’ellipse n’enlève rien à l’impact du meurtre, bien au contraire. L’image de Maurice embrassant le visage renversé et inerte d’une Lulu couverte de sang crée un effet saisissant et émouvant. Son comportement contrit fait de son acte meurtrier un geste d’amour désespéré.
Legrand perdra connaissance à l’annonce du verdict lors du procès de Dédé, accusé du meurtre de Lulu. On ne sait s’il s’évanouit de contentement à l’annonce de la condamnation à mort ou s’il est choqué par l’issue de cette affaire. Dans l’épilogue, il retrouve Alexis Godard. Tous deux sont d’heureux clochards, marginaux mais libres. Cette fin abrupte apparaît comme cynique et amorale. Legrand est heureux de sa condition, comme s’il avait oublié ses mésaventures et son passé meurtrier. Le dénouement du film affirme son ton provoquant et ses intentions anarchistes, laissant le spectateur béat devant la froideur de ce drame passionnel. L’esthétique naturaliste de La Chienne, très travaillée, vient renforcer l’incongruité d’une violence psychologique et physique dans une atmosphère paisible et poétique. Renoir joue en permanence du contrepoint entre la banalité des lieux, la quotidienneté apparente des situations et l’excès impulsif du comportement de ses héros.
De Jean Renoir à Fritz Lang
Chef‑d’œuvre incontesté de Renoir, La Chienne fait l’objet d’un remake de Fritz Lang en 1945 : La Rue rouge (Scarlet Street). Le film de Renoir marque les prémisses du réalisme poétique, quand La Rue rouge s’inspire des caractéristiques esthétiques et thématiques du film noir. Mais le premier point commun entre ces films est de ne pas être complètement ancrés dans un genre particulier, mais informés par les obsessions respectives de leurs auteurs, aussi bien dans leurs caractéristiques stylistiques que dans leurs enjeux narratifs. Les deux films méritent d’être vus successivement pour apprécier la spécificité de chacun et remarquer la qualité du remake, qui reconfigure avec intelligence l’histoire et le style de La Chienne en fonction du contexte de production américain, sans proposer une pâle copie de l’original. Dans les deux cas, les films doivent beaucoup de leur pouvoir de fascination à la présence troublante des acteurs : Michel Simon dans La Chienne et Edward G. Robinson dans La Rue rouge. Si une impression de malaise plus grande naît à la vision de La Chienne, du fait de son naturalisme abrupt et de son pessimisme, La Rue rouge construit un récit tout aussi sombre, voire plus, puisque Cross (le Legrand américain) ne peut espérer aucune rédemption, prisonnier d’un sentiment destructeur qui le tue lentement. Sa jalousie perdure après la mort des deux amants manipulateurs et le conduit aux portes de la folie. Jean Renoir et Fritz Lang nous offrent deux œuvres tout aussi intéressantes l’une que l’autre, deux films tout aussi émouvants et déroutants, en empruntant des voies stylistiques opposées. Ils proposent un grand nombre de scènes similaires, mais les mettent en scène dans une atmosphère très différente et leur appliquent un discours sous-jacent divergent. Les deux films demeurent tout aussi troublants : La Chienne pour son cynisme et son âpreté de ton, La Rue rouge pour son aspect faussement lisse et moral.