Lorsqu’il tourne Le bonheur est pour demain en 1960, Jacques « Igelin », tel que crédité au générique de cette unique fiction du documentariste Henri Fabiani, est bien trop novice pour se comparer aux jeunes premiers qui ont le vent en poupe à l’époque – Sami Frey, qui donne la réplique la même année à Bardot dans La Vérité (1960), ou Trintignant dans Le Fanfaron (1962). S’il peut évoquer dans ce deuxième rôle de sa petite carrière cinématographique un certain « type » du cinéma des Trente Glorieuses (on pense aussi à Jacques Perrin ou Claude Rich par exemple), son personnage d’adolescent en rupture, qui rêve de bonheur mais n’est pas prêt à « mettre les mains dans le cambouis », ne lui permet pas vraiment de déployer ses ailes. Plombé par une réalisation que le cinéaste a noyée dans une intention sociologique vague et une poésie de pacotille, le chanteur trouvera dans cette aventure une fortune plus musicale (sa rencontre avec le guitariste Henri Crolla, le bienveillant immigré espagnol qui le prend sous son aile) que cinématographique.
« On n’est pas sérieux quand on a 17 ans »
Le 11 mai 1960, « le plus beau des bateaux du monde », le France, est mis à l’eau en rade de Saint-Nazaire. Les images d’époque de cet événement, qui est comme le baptême des fastes années gaulliennes, surplombent cette fiction où se mêlent la bluette, une vision gentille d’un monde ouvrier où les travailleurs sont espagnols et musiciens, et une chronique maladroite du « difficile-moment-de-passage-au-monde-adulte ». Alain (Jacques Higelin), gringalet dégingandé, ne sait pas trop quelle voie emprunter pour trouver ce « bonheur » dont il rebat les oreilles de tous ses partenaires, mais qui ne ressemble à rien. Ni aux bancs de l’université à Paris (option des parents, qu’il a quittés pour le hasard des chemins buissonniers), ni à l’amour que lui offre Anne (l’injonction paternelle et l’intérieur petit-bourgeois pointent leur nez…) ni même au sacro-saint « boulot » : le travail sur les navires, d’abord accueilli par l’adolescent comme une aubaine joyeuse et fraternelle, mais le caréneur tourne vite de l’œil devant la rudesse des ateliers.
La voix off (Jean Martinelli) qui ouvre et ponctue le film donne le ton de ce film qu’on devine tenté par le portrait d’une jeunesse en mal de rêve, dans une époque où il faut impérativement être ingénieur ou ouvrier. Or ce ton, mâle et grave, agit comme les dialogues grandiloquents du film, qui renoncent d’emblée à tout naturel, à toute tentative de réalisme – voire même de vraisemblance : béquilles littéraires d’un récit dépouillé d’une chair dramatique intéressante, ils parlent à la place du drame, comme si le film pouvait se passer d’être écrit au profit d’une formulation souvent déclamatoire des affres d’un jeune homme qui entre dans la vie en refusant les solutions trop communes qu’elle lui offre.
« Faire cinéma »
Pour Henri Fabiani, la volonté était certes louable de montrer une France laborieuse (les foules d’ouvriers quittant à l’heure de pointe les chantiers navals) : après tout c’est un sujet qu’il connaissait bien pour avoir déjà réalisé des documentaires sur la question. Mais outre que sa vision du labeur rimant avec bonheur pèche par angélisme, son film est ambigu dans son désir mal assumé de « faire cinéma ». Le bonheur est pour demain n’acquiert jamais la qualité d’écriture et d’interprétation qu’auraient mérité son sujet et le regard souvent aigu et sensible du documentariste et opérateur (les noirs et blancs donnent un relief intéressant aux décors industriels des chantiers navals). Ce « Bonheur », qu’Henri Fabiani imaginait sans doute quelque part entre l’univers rude d’un Jean Grémillon et la révolte moderne de la Nouvelle Vague, se perd dans des intentions tous azimuts et des dialogues qui sont comme des habits trop grands pour d’aussi petits personnages.