Il n’est peut-être plus utile de présenter Le Fanfaron de Dino Risi, véritable chef d’œuvre de la comédie à l’italienne, réalisé en 1962, immense succès public, et (plus tard néanmoins, dans les années 1980) critique. Peinture satirique de l’Italie de la fin du boom économique, road-movie comique, voyage initiatique tragique, Dino Risi emporte le spectateur dans son Fanfaron avec d’autant d’enthousiasme et d’impétuosité que Vittorio Gassman, ledit « fanfaron », enlève Jean-Louis Trintignant dans sa Lancia Aurelia.
L’histoire du cinéma est remplie de répliques mythiques : mais il est des bruits, aussi, qui évoquent un film aussi sûrement que le serial killer de La Cité de la peur. Le klaxon joyeux et arrogant de la Lancia Aurelia de Vittorio Gassman, dans Le Fanfaron, en est un. La petite histoire dit d’ailleurs qu’il lança une telle mode en Italie qu’on finit par interdire les klaxons musicaux. Le titre original du film, « Il Sorpasso » (« le dépassement ») indique d’ailleurs mieux que le titre français quel est le personnage principal du film : cette Lancia Aurelia, lancée à toute vitesse dans les rues de Rome et de sa banlieue, avec à son bord Bruno Cortona (Vittorio Gassman) et Roberto Mariani (Jean-Louis Trintignant), parfaitement étrangers l’un à l’autre. En ce jour férié du 15 août, Bruno doit passer un coup de fil, avise un jeune homme penché à sa fenêtre, monte chez lui pour faire cet appel téléphonique : Roberto, jeune étudiant en droit timide et un peu coincé, vient de laisser entrer dans son univers studieux et réglé un facteur de déstabilisation radicale, un sympathique « fanfaron » épicurien, rustre mais attachant, profiteur, enjôleur, dragueur, vivant d’expédients, sans gêne et amateur de jolies femmes, mais qui au fond n’aime rien tant que narguer à toute blinde tout ce que sa Lancia croise sur sa route. En ce jour du 15 août, donc, Bruno déferle dans la vie de Roberto et l’emmène dans un périple de vingt-quatre heures, à la fois comique et tragique.
L’originalité du Fanfaron repose sans aucun doute sur la création d’un couple antithétique incarné par deux acteurs parfaitement taillés pour ces rôles. Si le scénario avait été originellement écrit pour Alberto Sordi, le couple formé par Trintignant et Gassman — le petit blond réservé et le grand brun extraverti — fait des étincelles. Vittorio Gassman livre ici une prestation éblouissante, en beau parleur infatigable, cynique et si attachant, qui à la fois fascine et énerve ce jeune étudiant à la tête sur les épaules, si touchant lui aussi, mais un peu coincé dans une éthique petite bourgeoise faite de retenue et de conformisme. Dino Risi, Ettore Scola et Ruggero Maccari ont concocté un scénario rythmé qui embarque le spectateur dans la dynamique de ce duo comique, de saynètes en saynètes, presque toujours terminées par une pointe comique débitée avec maestria par un Gassman cynique et fin rhéteur.
La force de la comédie à l’italienne réside bien souvent dans la capacité de ses réalisateurs à dessiner des personnages complexes, éloignés de la caricature ou du manichéisme parfois nécessaires au comique. Dans Le Fanfaron, Dino Risi parvient à tirer un parti comique de l’opposition entre ses deux protagonistes, tout en évitant néanmoins de verser dans le schématisme. Vittorio Gassman incarne un personnage individualiste et amoral, qui refuse de prendre une auto-stoppeuse noire (« Va donc, cachet d’aspirine »), s’amuse à faire courir les petits vieux, et arrête sa voiture le temps de se moquer d’une fête de village (« du twist à la péquenot !»), mais il n’est au fond qu’un gamin malheureux, qui se fuit lui-même sur les routes et ne se sent exister que dans le regard des autres : son corps toujours en mouvement — il danse, fait le poirier, joue au ping-pong, fait du ski nautique — envahit le champ, et sa voix sature la bande sonore de sifflements, chansons, discours à n’en plus finir, comme pour ne pas disparaître. Roberto et Bruno s’opposent mais se répondent aussi comme dans un miroir, fonctionnant l’un pour l’autre — et pour le spectateur — à la fois comme repoussoir et force d’attraction.
Le titre français du film, Le Fanfaron, perd une grande partie des connotations du titre originel, Il Sorpasso, « le dépassement ». Véritable road-movie italien, Le Fanfaron raconte aussi l’histoire d’un voyage initiatique, celui qu’accomplit Roberto en compagnie de Bruno, sorte d’anti-figure paternelle dont pourtant le franc-parler, le sans-gêne absolu et une certaine finesse psychologique conduisent le jeune étudiant à sortir d’une enfance un peu illusoire et à mettre en doute des schémas petits-bourgeois qu’il n’avait jamais questionnés. Anti-figure paternelle, Bruno l’est d’autant plus qu’il a lui-même une fille, Lilly (Catherine Spaak), dont il s’est si peu occupé qu’elle s’apprête à se marier avec un homme de soixante ans, selon un schéma clair de projection psychanalytique… Dino Risi joue avec nos certitudes, sans en créer d’autres, et l’on serait bien incapable de décider de la nature positive ou négative de l’influence de Bruno sur Roberto. Le finale tragique — refusé à l’origine par les producteurs, qui voulaient que le plan final montre la voiture s’envolant vers de nouveaux horizons — vient certes invalider les choix de vie faits par Bruno, mais grâce à lui Roberto venait aussi de vivre les deux plus beaux jours de sa vie. Deux jours d’illusions, peut-être. Risi laisse le spectateur sous le choc, c’est tout.
En réalité, c’est toute la société italienne de la fin du boom économique — dont la voiture est emblématique — qui est ici sous le feu de la satire. La séquence à la plage peint avec une précision documentaire le tableau d’une Italie individualiste, obsédée par le bien-être, désireuse de s’évader. Toute une mentalité est épinglée, au long d’un film rythmé par les musiques à la mode à l’époque (Saint Tropez Twist, de Peppino Capri ou Guarda Come Dondolo, d’Edoardo Vianello). Une jeune fille parle d’Andreotti simplement pour dire qu’il aurait signé son plâtre… Peu importe la politique… Mais Risi se moque aussi d’une certaine idéologie de la réussite conformiste et petite-bourgeoise, laborieuse et sclérosante. Aucun modèle n’est proposé, aucun modèle n’est épinglé dans son intégralité. Et si Roberto est un fanfaron inconscient, et finalement nuisible, il est aussi plein d’une joie de vivre et d’un enthousiasme séduisant. Dino Risi ne dessine pas de personnages totalement noirs ou blancs : il laisse à chacun sa complexité, ses qualités et ses défauts, son pouvoir de fascination et de répulsion. L’on peut aimer Antonioni et s’ennuyer devant ; on peut aimer à la fois Antonioni et Domenico Modugno, après tout. N’est-ce pas ce que Risi signifie, lorsqu’il fait dire à Roberto, à propos d’une chanson à la mode (« L’Homme en frac » de Domenico Modugno) : « Il y a tout dedans ! La solitude, l’incommunicabilité, et puis ce machin à la mode, l’aliénation, comme dans les films d’Antonioni ! Tu as vu L’Éclipse ? Moi j’ai dormi. Mais quel bon réalisateur !» À bien y réfléchir, d’ailleurs, Le Fanfaron n’est peut-être pas si loin de L’Éclipse.