La sélection naturelle appliquée aux populations : dans son dernier documentaire, Le Cauchemar de Darwin, Hubert Sauper nous emmène dans ce qu’on aurait préféré n’être qu’un mauvais rêve. Mais cette histoire de gros poisson qui dévore tous les autres comme allégorie de notre société mondiale est d’autant plus révoltante qu’elle se passe aujourd’hui, au cœur de l’Afrique.
« Tanzania, Tanzania…» C’est sur une chanson légère que s’ouvre Le Cauchemar de Darwin, de Hubert Sauper. Peut-être est-ce l’hymne national de ce pays d’Afrique orientale ; ce serait alors une ode à sa nature luxuriante et sa riche nation. Mais cette mélodie est fredonnée par Eliza, une jeune femme aux yeux fuyants, incertains, voilés. Dans son regard, on lit la honte, la gêne, la peur. Car ce que ne dit pas la chanson, c’est que cette région, couffin de l’humanité entière, est à présent la contrée de toutes les misères. La belle Eliza fait comme les autres pour survivre : elle se vend aux étrangers.
Comme dans l’histoire du monde, dans le film de Sauper tout part de l’eau. Ici, le lac Victoria, une des plus grandes étendues d’eau fermées au monde. Dans le lac, de la Perche du Nil en abondance. Sur le lac, les barques des pêcheurs. Au bord du lac, l’usine de transformation et de conditionnement. Au-dessus du lac, les Iliouchine qui tournoient, attirés par ce commerce fructueux comme un vautour par une charogne. L’ombre de ces cargos sur les flots : menace ou salut ?
Pour creuser cette question, le documentariste nous emmène, caméra 35 mm à l’épaule, à la rencontre de tous ceux qui gravitent autour de ce commerce. Un récit sobre, sans voix off, le commentaire étant essentiellement contenu dans les cartons noirs qui agrémentent les portraits en image. Des lignes typo «~Courier~», style vieille machine à écrire, comme si Sauper s’inscrivait inconsciemment dans la tradition des grands reporters début de siècle. Albert Londres dénonçait en son temps les conditions de travail sur le chemin de fer Congo-Océan, Hubert Sauper décrit la vie à Mwanza ; l’un vilipendait la colonisation, l’autre condamne les effets pervers de la mondialisation.
Car si certains, dans notre siècle encore nouveau-né, murmurent qu’« un autre monde est possible », c’est bien le libéralisme qui a gagné. La loi du plus fort s’applique à l’économie comme à la biologie. Mais dans cette lutte planétaire pour l’argent, il y a des peuples, des êtres humains comme vous et moi, qui sont laissés pour compte, abandonnés au bord de la ligne de chemin de fer qui mène au pouvoir. Hubert Sauper est un de ceux qui refusent de porter des œillères. En 1998, dans Kisangani Diary, il partait sur les traces de quelques 80 000 réfugiés hutus, oubliés du monde après le conflit rwandais. Aujourd’hui, la trêve est frêle, le continent noir subit toujours, et le monde occidental ne l’entend pas. En tant qu’Européen, Sauper, lui, est écouté. C’est tout le sens de son cinéma : il nous donne à entendre.
Alors dans la simplicité, sans charge ni pathos, juste dans cette intimité entre humains qui surgit dans les clairs-obscurs de la ville, la parole se libère, effarante. Le gardien du Centre de Recherches sur le Poisson, qui se défend avec des flèches empoisonnées, souhaite voir revenir la guerre dans son pays, parce que les soldats reçoivent un bon salaire. La femme qui entrepose les carcasses de poissons pourries destinées à la consommation autochtone, dans un cadre digne d’un champ de bataille peint par Delacroix, des vers visqueux grouillant entre ses orteils, refuse de se plaindre de sa vie parce qu’au moins ici elle a un travail. Le pasteur de la communauté qui veille sur une femme malingre, à la fin d’une vie infectée par « le Virus », affirme que le préservatif est dangereux. Un orphelin des rues, cul-de-jatte sans doute à cause d’une mine anti-personnel, sniffe de la colle « pour se protéger ».
Peu de d’espoir, peu de lumière dans ce qui est davantage un témoignage-choc qu’une démonstration analytique. « You’re part of the big system », déclare le calendrier sur les murs de l’usine de poissons. Avec une efficacité insupportable, c’est ce qu’a voulu nous rappeler Sauper. Traumatisés mais informés, révoltés, grandis ?, nous nous souviendrons qu’Eliza est morte sous les coups d’un homme occidental.