Il n’aura pas fallu moins de dix ans à Hubert Sauper pour revenir du barouf du Cauchemar de Darwin (2005). À l’époque, après plusieurs semaines d’une réception élogieuse, la première sonnette d’alarme est tirée par des journalistes de Libération et du Monde. En cause, la véracité des faits : la mise à jour par Sauper d’une relation causale entre trafic d’armes et paupérisation en Tanzanie ne s’appuierait pas sur des preuves suffisamment tangibles. S’en suivent un pugilat médiatique et un procès pour diffamation intenté par le cinéaste contre François Garçon, universitaire auteur d’un livre intitulé Enquête sur « Le Cauchemar de Darwin » (2006). Si Sauper obtient gain de cause, son film ne s’en tire pas à si bon compte : révisé depuis la polémique, Le Cauchemar de Darwin illustre aujourd’hui « ce qu’il ne faut pas faire » en matière d’instrumentalisation des images, et fait ainsi office de repoussoir n°1 dans toutes les formations de docu en France – y compris celle fondée à la Sorbonne en 2006… par François Garçon. À la revoyure, de l’eau a coulé sous les ponts, mais le film méritait bien son bonnet d’âne. Ampoulé d’un fatras d’effets visuels (ralentis sur des gosses affamés, fish-eye grossissant l’horreur du trait), misérabiliste et accusateur, Le Cauchemar de Darwin peignait un enfer sur terre sans ménager le moindre contraste d’humanité pour ses personnages. Niveau honnêteté, c’était zéro pointé.
Bons baisers du Soudan
Mais qu’en est-il du Sauper d’après la polémique ? À l’heure où le bienfaiteur Yann Arthus-Bertrand en appelle à l’amour entre les peuples avec son blockbuster Human, le documentariste autrichien a‑t-il remis « un peuple » – plutôt que des images chocs – au cœur de son nouveau film ? Oui et non. Oui, parce qu’il troque ses velléités de lanceur d’alertes contre un regard plus enveloppant. Et non, un peu pour la raison qui fait de Human tout sauf un film sur l’humanité : son fantasme de survol – ou l’idéal d’une vérité des images, d’un monde transparent, lisible et délesté de toute complexité. Survol du réalisateur en ULM sur le Soudan du Sud, né en 2011 et déjà en proie aux convoitises des États-Unis et de la Chine pour son pétrole ; survol d’un sujet (dont on finit un peu par faire le deuil) ; survol enfin d’un peuple que la caméra se contente de statufier dans sa misère. S’il ne plane pas dans les mêmes sphères de grandiloquence que YAB, en suspendant tout approfondissement politique au bénéfice d’un simple dispositif de surveillance, Nous venons en amis obéit bien à la même logique vigilante. Tant prisé des cassandres, le cinéma « vu du ciel » n’a vocation qu’à observer pour s’ébahir (option YAB, avec ses posters Ushuaïa) ou pointer du doigt (option Sauper), à défaut d’affirmer un vrai point de vue. Le montage entre les paysages spectaculaires et les portraits face-caméra de Human ne recèlent ainsi qu’un universalisme gluant, où chacun y va de sa petite vérité – niveau « il en faut peu pour être heureux » –, sans qu’aucun paradoxe ne vienne troubler le cours euphorique de ce geyser de bienveillance. Idem pour Sauper, à ceci près que lui s’obstine, sous couvert du même alibi saint-exupéryste, à camisoler les Soudanais dans leur rôle de victimes. Avec l’apitoiement pour horizon commun, les deux cinéastes semblent ignorer que la force de leurs images (hyperboliques chez YAB, choquantes pour Sauper) ne fait qu’illustrer les limites d’un cinéma facilement démago.
Tintin au compte-goutte
Et le peuple dans tout ça ? Trop pauvre, Human s’en remet à une bonne vieille morale « Hakuna Matata » ; tandis que rasséréné de son worst off, Nous venons en amis montre les Soudanais au compte-goutte et fait la part belle aux scènes chocs : à l’image de ce représentant chinois, en visite sur ses plates-formes pétrolières, rejetant sans sourciller la responsabilité de la pollution locale sur les citoyens. Sauf que l’apitoiement qui en découle ne va pas sans une forme de condescendance, et l’idée du survol sans un sentiment de verticalité. Les Soudanais du film de Sauper, comme les centaines de témoins de YAB, ne sont que des stéréotypes. Vu du ciel ou de très près, une baleine reste une baleine comme une autre ; or chez YAB, vu du ciel ou de très près, un bédouin reste aussi un bédouin comme un autre. Cherchez l’erreur… S’il part en croisade pour la bonne cause et insiste sur des réalités qu’il est toujours bon de rappeler, le résultat est malheureusement le même chez Sauper : des clichés et de la pitié. Si bien qu’à sujet commun, on ne peut s’empêcher de regretter le trop méconnu Enjoy Poverty (2004) de Renzo Martens, documentaire grinçant dans lequel le réalisateur jouait un Tintin au Congo plus vrai que nature, incitant ironiquement les congolais à tirer profit de leur pauvreté – or cette ironie entrait dans un dispositif malicieux où Martens, sous une fausse candeur, remuait le couteau dans la plaie. Par le truchement de son personnage ubuesque, le réalisateur/performer éventait les profits des ONG et suscitait, sans précautions chichiteuses, une indignation poignante – quitte à prêter ses traits à l’ignominie du système d’exploitation implicitement dénoncé.
Sauper, lui, se garde bien de mettre son image en péril. Quand il descend de son observatoire, ce n’est que pour jouer les bonnes âmes impuissantes, et poser sur les Soudanais un regard compatissant. Avec le masque des salauds et doté des mêmes moyens que lui – une caméra et une carte de presse –, Renzo Martens levait courageusement le capot des rouages du sous-développement ; tandis qu’avec les millions de Liliane Bettencourt, YAB guette la larmichette et ne fait pas mieux qu’un album Panini du tiers-monde… Cela dit, à cheval sur des intentions louables et les gimmicks pontifiants du Cauchemar de Darwin (retrait, survol, graisse sensationnaliste), il faut tout de même reconnaître que Nous venons en amis tient plus du bon projet inabouti que de l’enquête frauduleuse. Gageons même qu’en abandonnant le fantasme de ces films où l’intime et l’hyperbole font des nœuds, Hubert Sauper finira par trouver la voie du succès pour de bonnes raisons.