Réaliser un deuxième film : un cap important pour tout réalisateur, bien plus difficile à passer que celui de sauter le pas du premier long-métrage. Karin Albou réussit plutôt finement cette étape cruciale avec Le Chant des mariées, en suivant le parcours de deux adolescentes tunisiennes sur le chemin contrarié de la féminité.
Le Chant des mariées nous rappelle d’abord une magie essentielle du cinéma : un film peut éveiller notre regard, peut enrichir notre savoir, peut raviver notre mémoire. Cela peut sembler évident, mais n’arrive plus réellement si souvent. Loin d’une fonction mécanique d’instruction ou d’alerte, un film peut nous rendre tout simplement meilleurs, en étoffant et en précisant notre propre conscience du monde. Nous savons bien que dans les années quarante la France était noyée dans les affres de la Seconde Guerre mondiale, mais nous avons tendance à ignorer qu’elle emportait avec elle dans cette tourmente ses colonies et protectorats. En novembre 1942, l’armée allemande entre en Tunisie et occupe le pays pendant six mois. La propagande nazie travaille alors à élever les communautés musulmane et juive l’une contre l’autre. Pour évoquer ce pan obscur de l’histoire, Karin Albou choisit de filmer l’intimité des femmes dans les intérieurs modestes de la ville de Tunis et concentre son attention sur deux jeunes adolescentes dont l’amitié fusionnelle se trouve ébranlée par des événements qui les dépassent. Si le principe du mélange de la grande et la petite histoire apparaît comme un motif récurrent (et donc facile) de structuration du récit filmique, on lui trouvera ici une certaine légitimité, appréciant le caractère assez inédit de la représentation de cette période de l’histoire tunisienne, permettant de mettre en jeu des personnages confrontés à leurs contradictions internes dans ce contexte de confusion politique et sociale.
Nour est musulmane, porte le voile à l’extérieur de la maison, ne sait ni lire ni écrire et rêve de se marier avec Khaled, qu’elle aime avec passion. Myriam est juive, vit seule avec sa mère, fait de la bicyclette, va à l’école et espère se marier un jour par amour. Malgré les divergences des traditions familiales, les deux jeunes filles, protégées jusqu’alors par la douce autorité maternelle, entendent tout partager et rêvent ensemble d’un avenir heureux. Karin Albou s’attache donc à lier le destin individuel de ces deux jeunes protagonistes aux contingences historiques et sociales de leur milieu. La guerre semble d’abord lointaine et abstraite : c’est juste une voix de journaliste emplissant l’espace de la cour collective, c’est juste le bruit lointain et sourd des bombardements, c’est juste le claquement de talons des soldats observés depuis une fenêtre protectrice…. Peu à peu elle échauffe les esprits et s’insinue sournoisement dans les familles. Les Tunisois sont inondés de tracts antisémites appelant les musulmans à soutenir une armée hitlérienne leur faisant miroiter une indépendance prochaine. Les communautés se scindent et ne fréquentent plus les mêmes lieux. Les personnalités se révèlent, les amitiés s’étiolent, la lecture des textes sacrés devient ambivalente. Pour rendre concrète la monstruosité de l’armée d’occupation, Karin Albou choisit le décor du hammam : la rafle des femmes juives est d’autant plus brutale qu’elle se produit dans cet espace paisible, à la chaleur normalement protectrice et douce, où les corps nus apparaissent alors dans toute leur vulnérabilité. Le Chant des mariées nous fait oublier les topoi exotiques persistants de l’imagerie post-coloniale et propose la représentation froide et sombre d’une Tunis hivernale, dont nous ne verrons que des espaces gynocentrés.
Le Chant des mariées séduit surtout en ce qu’il est un récit délicat sur l’adolescence féminine. Dans cette période transitoire de leur existence, le fantasme du prince charmant, la découverte de la sensualité et du désir, l’angoisse liée au corps de l’homme, cet être étrange et intrigant dont elles ont été tenues écartées jusqu’alors, constituent les premières préoccupations de deux jeunes filles se heurtant à la rigidité des traditions archaïques d’une société patriarcale. Nour, l’amoureuse, se voit refuser le droit d’épouser Khaled tant que celui-ci n’aura pas un emploi. Elle s’offre malgré tout à ce fiancé charismatique et autoritaire, galvanisé par la propagande nazie, et vit dans la crainte de la disgrâce et de la répudiation. Myriam, l’impétueuse, se voit contrainte d’épouser Raoul, un riche médecin deux fois plus âgé qu’elle, qui permettra à sa mère de payer la taxe imposée aux juifs par l’occupant allemand. Mise en scène et découpage concourent à signifier l’intensité des liens unissant les deux jeunes filles et à souligner les similitudes de leur condition. Ainsi l’union charnelle de Nour et Khaled et l’épilation prénuptiale de Myriam apparaissent comme la répétition d’un même rite de défloration et de renoncement aux rêves adolescents, chacune assistant au dépucelage, réel ou symbolique, de l’autre.
Dans La Petite Jérusalem, Karin Albou faisait déjà preuve d’un intérêt certain pour la représentation sensuelle des corps. Elle continue ce travail avec Le Chant des mariées où, dans plusieurs scènes, la nudité totale des femmes, jamais obscène ou superflue, permet de révéler la fragilité des êtres. Dans la scène d’épilation, la caméra vient filmer en très gros plans le pubis de la jeune fille perlé de gouttes de sang. Loin de toute démarche voyeuriste, la concentration du regard sur ce sexe meurtri favorise la représentation sensible d’une douleur à la fois physique et morale, infligée à un personnage prisonnier d’une hiérarchisation genrée, sociale et familiale. Suggérant avec force et émotion le délitement psychologique d’une toute jeune femme déjà brisée par le destin, cette mise en scène cinématographique d’un rituel traditionnel, représenté dans son intégralité phénoménale, apparaît dans le contexte du film comme métonymique de l’ensemble des violences faites aux femmes, toutes cultures confondues. Mais ce travail esthétique sur la plasticité des corps a confronté la réalisatrice à la difficulté de trouver de jeunes comédiennes maghrébines acceptant de jouer nues. Le choix final de comédiennes non maghrébines (Lizzie Brocheré et Olympe Borval), et non arabophones avant le tournage, porte par moments préjudice au réalisme du film. Malgré une qualité inégale d’interprétation selon les scènes, les deux comédiennes font preuve d’une grande sincérité et parviennent généralement à transmettre une émotion juste, rendant touchantes leurs quelques maladresses.