Plus de 1 500 000 spectateurs lors de sa sortie en 2003 et plus de 7 millions de téléspectateurs lors de sa diffusion télé : concernant Le Cœur des hommes, on peut légitimement parler de succès. Bien. Mais peut-on parler de cinéma ? Pas franchement, quand on constate l’esthétique télévisuelle qu’arbore le film. Mais dans l’impitoyable monde où nous vivons, la réussite commerciale prime plus que la réussite artistique, une suite sort donc actuellement sur nos écrans en toute légitimité. Alex, Antoine, Jeff et Manu – les personnages principaux – reviennent avec leurs problèmes affectifs et amoureux (et jamais professionnels) et leur bonheur affiché, pour nous faire comprendre, si TF1 et le rugby ne l’avaient pas déjà fait, que dans la vie, l’amour et les copains, y’a que ça de vrai !
Ce n’est pas vraiment indispensable de voir Le Cœur des hommes 2 si on s’est déjà égaré à voir le premier. Rien (ou si peu) les différencie. On retrouve cette envie de sonder l’âme des hommes à travers les tourments sentimentaux de quatre amis parisiens, quadra voire quinquagénaires, issus de milieux sociaux contrastés (du fonctionnaire au moyen bourgeois). On recroise cette mollesse du découpage, cette laideur de l’image, ce goût musical douteux… On re-rencontre cette misogynie latente où, malgré les astuces scénaristiques pour créer des personnages féminins (qui consistent le plus souvent à faire du typage publicitaire et à charger les dialogues en bons mots assez insupportables), on se rend bien compte qu’elles ne sont au fond que des ponctuations dans les chapitres de la vie des hommes. Et on se heurte une nouvelle fois à cette idéologie rance que charrie implicitement le film de potes : l’aspect « les copains d’abord » qui rappelle ces publicités profondément idiotes où une bande d’amis vont se ressourcer en pleine nature en y mangeant du jambon et du camembert. Ils y retrouvent les valeurs fondamentales de la vie : le goût des choses « vraies », « authentiques », « simples », mais systématiquement en opposition à ce qui pourrait être sophistiqué, intellectuel, étrange (voire étranger). C’est une tare très franchouillarde : l’éloge du simple, qui n’est rien d’autre que la haine du complexe. Cette « philosophie » est le refuge de la paresse intellectuelle mais est fédératrice car elle rassure face à ce qui est insolite et dérangeant : c’est le fond de médiocrité du sarkozisme ambiant.
Cette peur réactionnaire se caractérise ici par la nullité absolue de la mise en scène d’Esposito. « Mon obsession, c’est la simplicité » dit-il dans le dossier de presse. « Je cherche à enlever du cinéma, je veux que les gens oublient que c’est du cinéma, que ça ait l’air le plus vrai possible. Comme s’il s’agissait de capter un truc qui se passe vraiment, le plus discrètement et le plus fidèlement possible. » Soit. Mais cette démarche reste cinématographique. C’est même le cinéma dans ce qu’il a de plus pur, de plus essentiel : capter une émotion au moment où elle se produit. Or, l’épuration, la simplicité, l’effacement, sont des éléments qui exigent un certain travail, qui a demandé à certains cinéastes (de Ford à Ozu), une vie entière avant d’être atteint. L’émotion cinématographique, ce qu’Esposito appelle « un truc », c’est ce qu’est censée obtenir la mise en scène, c’est ce moment précieux et unique qu’elle se doit de créer si elle veut que le film existe. Ce n’est pas, comme il semble croire, une recette de scénario, cuisinée par des comédiens, qu’il ne restera plus qu’à cuire sur pellicule. La scène où Valérie Kaprisky va dévoiler son pied dénudé à Bernard Campan qui fétichise cette partie de l’anatomie féminine, aurait pu être très touchante si le réalisateur avait su (ou plutôt osé) y ménager quelques effets. Faire comprendre l’obsession que ce pied suscite chez lui, suggérer l’impudeur et l’excitation que cet acte provoque chez elle. Or rien. La phobie d’Esposito semble être d’instaurer un peu de trouble dans son film. Le problème n’est pas tant dû à son incompétence (manifeste) qu’à son puritanisme niais et désolant. Par exemple celui qui trompe sa femme avec de nombreuses maîtresses est qualifié de malade. Il a le sourire charmeur et cynique de Marc Lavoine : il mérite le mépris. Par contre, celui qui trompe sa femme avec une amante dont il est éperdument amoureux est aidé par ses amis pour cacher son idylle. Il a le regard triste et affecté de Jean-Pierre Darroussin : il mérite la compassion.
Tout cela est finalement assez logique. Rappelons qu’Esposito est l’ancien rédacteur en chef de Première et le créateur de Studio, soit des magazines de cinéma qui parlent de tout sauf de cinéma, ou plutôt, qui en reste à la lisière, éblouis par le star-system, fascinés par le box-office, passionnés par les rumeurs de tournage etc… Mais jamais vraiment intéressés par le cinéma lui-même. Les questions qu’ils posent sont avant tout des questions de casting, de budget, de sujet. Soit exactement les préoccupations qui motivent les téléfilms, ou plus précisément le cinéma populaire français dans la forme téléfilm-de-luxe qui le caractérise tant aujourd’hui. Le Cœur des hommes (1 et 2) est la seule réponse (morne) qui peut résulter de telles questions, avec comme seule finalité, faire de l’audience lors de son passage télé, quitte à en adopter la vision du monde la plus douteuse.