Le Décalogue de Krzysztof Kieślowski forme une œuvre à part. Sa sortie en copie restaurée (numérique 2K) par MK2 permet de faire honneur à toute la valeur cinématographique de ce que son réalisateur a qualifié de « cycle télévisuel qui utilise les pratiques de la série », destiné pour une diffusion à la télévision publique polonaise (TVP) en 1989. Seuls Tu ne tueras point (n°5) et Tu ne seras pas luxurieux (n°6) intitulé Brève histoire d’amour ont fait l’objet d’un format étendu pour une diffusion en salles. Cependant, le cycle a été présenté hors compétition au Festival du Film de Venise en septembre 1989 puis diffusé en salles, parfois d’une seule traite pour l’appréhender dans sa totalité.
Ces dix films composent un panoptique des dix commandements tirés de l’Ancien Testament : dix épisodes de moins d’une heure sont consacrés à des personnages d’un ensemble d’immeubles de Varsovie placés dans des situations et des choix éthiques. L’image du panoptique semble en effet particulièrement appropriée pour caractériser Le Décalogue, constituant un modèle architectural carcéral permettant à un gardien logé dans une tour centrale d’observer tous les prisonniers enfermés dans des cellules autour de celle-ci, et sans que ceux-ci puissent savoir qu’ils sont observés. Si Tu ne tueras point (n°5) se déroule dans sa dernière portion en prison, le dispositif d’ensemble choisi par Kieślowski peut s’en rapprocher : le réalisateur est à même de figurer ce gardien avec la caméra comme tour, filmant au cœur d’un ensemble d’immeubles et dans la ville aussi, et relayé par le personnage d’un observateur inconnu présent dans chaque film sauf le dernier. Les personnages sont vus et observés à travers les fenêtres des immeubles – et parfois enfermés dans le cadre –, comme dans Tu ne seras pas luxurieux (n°6) consacré au voyeurisme et au désir qui lui est lié. Si ce modèle rend compte du sentiment d’omniscience invisible créé, c’est qu’on peut de fait y appréhender comme une forme de point de vue divin, sorte de tour de contrôle qui ouvre d’ailleurs le cycle avec l’exemple de l’ordinateur programmé par le petit garçon, Pawel, qui en est un avatar scientifique.
Ce panoptique moderne sis dans un ensemble d’immeubles est néanmoins en constante évolution, à la manière de la caméra de Kieślowski : tour à tour frontale avant une contreplongée (ouverture de Un seul Dieu tu adoreras, n°1), descendante et vertigineuse (ouverture de Tu ne voleras pas, n°7), sinueuse (ouverture de Tu ne mentiras pas, n°8), elle rend compte d’une vie elle-même mouvante, comme de sa représentation, soumise aux variations des points de vue, et à un montage souvent rapide à la continuité difficile à appréhender.
Variété des vices et des vertus que Le Décalogue cartographie, les dix commandements constituant un ensemble écrit d’instructions morales et religieuses, il faut cependant davantage y voir non pas une dimension prescriptive, mais éthique, empathique et humaniste, ainsi commentée par son réalisateur : « Si je devais donner le message essentiel du Décalogue, ce serait : “vivez avec égards, regardez autour de vous, prenez garde à ce que vos actions ne causent pas de préjudice aux autres, ne les blessez pas ou ne leur causez pas de peine.” » Bien qu’ancré dans la Pologne des années 1980, l’horizon du Décalogue est universel, et sa portée, existentielle. Ce film-monde s’attache en effet, ni plus ni moins, à poser à chacun d’entre nous la question « Comment (mieux) vivre ? ». D’où l’urgence de le (re)voir.
Qu’est-ce que vivre ? « Toute chose est unique, toute chose est dans une série. »
Les dix commandements sont dix paroles que Kieślowski décline et exemplifie en dix épisodes, chacun étant unique tout en s’inscrivant dans une série. Ils sont introduits par la musique à l’inquiétante mélancolie de Zbigniew Preisner qui répète ses trois notes dès l’ouverture après un silence, puis les fait varier au cours des épisodes. Kieślowski procède par variation, gradation, sériation, dans les situations et dans le filmage d’un épisode à l’autre, et met en abyme de façon parodique et ludique la notion de « série » et de « série sur le Décalogue » dans l’épisode ultime Tu ne convoiteras pas les biens d’autrui : s’ouvrant sur la chanson d’un groupe de metal dont les paroles constituent l’exact envers des dix commandements, le mot de la fin est « série ». Le terme désigne ici néanmoins celle que réalisent les deux frères ayant chacun acheté séparément trois timbres en mémoire de leur père philatéliste – les mêmes en réalité –, et alignant ainsi leurs deux séries correspondantes identiques. Si les films n’illustrent cependant pas à la lettre les commandements mais parfois plusieurs à la fois, il faut encore les lire, comme l’a proposé Slavoj Žižek, en décalé par rapport aux commandements auxquels ils se rattachent.
Ce parti-pris non explicitement littéral permet de rendre compte d’une lecture à plusieurs niveaux et du maillage de significations à l’œuvre dans la réalité. Le Décalogue y puise de fait : chaque épisode s’inspire de faits réels, et principalement d’événements vécus dans la vie de Kieślowski ou Piesiewicz, coscénariste et avocat de formation. Dans Tu ne mentiras pas (n°8), Zofia, professeur d’éthique à l’université, prend significativement comme exemple au sein de son séminaire un exemple tiré de la réalité d’un « drôle d’immeuble », car « dans chaque immeuble, habitent des quantités de gens avec des quantités de problèmes ». L’idée à l’origine du Décalogue remonte à 1983, avant le tournage de Sans fin (1985) où Krzysztof Piesiewicz propose à Kieślowski de filmer les dix commandements après avoir vu un polyptyque du XVème siècle à la Galerie nationale de Varsovie (originaire de Gdansk où il a été replacé depuis) qui y était consacré, divisé en dix scènes peintes de la vie quotidienne. Ces dix commandements illustrés et mis en série permettent de discuter l’adéquation à la vie contemporaine que Kieślowski appréhende encore à l’aune de questions éthiques traitées par la sociologue et philosophe polonaise Maria Ossowska. Ces scènes de la vie quotidienne ont valeur d’exempla, de contes moraux, mais ne sont en aucun cas exemplaires.
Filmer la vie avec un parti-pris quasi documentaire revient à rendre compte de sa complexité, de sa contingence, de son illisibilité, comme peuvent en témoigner les nombreuses obstructions du champ. Kieślowski révèle aussi tout l’éclatement de la vision du réel par le recours aux jeux spéculaires : dans Tu ne tueras point (n°5) un magnifique plan filme dans sa portion gauche un immeuble prolongé dans la portion droite par ce qui se révèle être son image réfléchie dans une porte vitrée. Cette réalité médiatisée par des vitres, réalité spéculaire, baroque, diffractée, déformée (par les cadrages et les angles) ou altérée (par des filtres jaunes-verts utilisés par exemple dans Tu ne tueras point) est davantage montrée dans son opacité que sa transparence : en témoignent notamment les caches et parties embrumées dans le cadre. Elle oscille entre les larmes du tragique dans le premier épisode (Un seul Dieu tu adoreras que le titre de l’essai de Žižek consacré entre autres à Kieślowski exprime parfaitement, Lacrimae rerum) et le rire du comique dans le dernier (Tu ne convoiteras pas les biens d’autrui où on finit en effet par rire). Ce principe peut faire l’objet d’un jeu de piste, comme dans Tu respecteras le jour du Seigneur (n°3) où Ewa joue la comédie la veille de Noël vis-à-vis de son ancien amant, Janusz, lui faisant croire que son mari a disparu, alors qu’elle est irrémédiablement seule. Le Décalogue se présente ainsi comme une divine tragi-comédie, nous exprimant quelque chose de notre monde, de notre existence, de nous-mêmes au gré des personnages que nous revoyons d’un épisode à l’autre, en gros plan quand l’épisode leur est consacré ou en toile de fond quand l’angle a changé et qu’ils sont relégués à une forme d’anonymat mêlée à une reconnaissance.
Pourquoi vivre ? « Vivre, c’est la joie de faire quelque chose pour les autres, de les aider. »
En somme, Le Décalogue donne à voir une vie miniaturisée, condensée, à appréhender dans ses parties et dans sa totalité. C’est un enfant qui meurt tragiquement dans Un seul Dieu tu adoreras (n°1), alors que l’objet de Tu ne commettras point de parjure (n°2) est de sauver une naissance à venir. Entre la vie et la mort, aussi bien figurée par les végétaux (la plante dont Dorota arrache les feuilles dans Tu ne commettras point de parjure) et les animaux (les poissons morts dans l’aquarium dans Tu ne convoiteras pas les biens d’autrui, n°10), Le Décalogue fait l’éloge de tout ce qui maintient en vie les êtres au regard de la fragilité de celle-ci : que ce soit la beauté du monde et sa réversibilité que Kieślowski scrute dans le moindre petit détail acquérant le statut de gros plan ou l’amour envers les personnes auxquelles on tient et qui nous hantent quand ils ne sont plus là, comme dans Tu ne tueras point (n°5) : on y voit Jacek commettre un crime de sang-froid, mais on y apprend surtout qu’une blessure et une culpabilité infinies l’animent, celles de la mort de sa petite sœur, dont il a le souci d’agrandir la photo de communiante pour sa mère. Une belle formule est énoncée quand il commande la photographie : peut-on voir sur une photo si la personne est morte ou vivante ? À la faveur du mystère de la photo qui conserve l’empreinte de la personne, Kieślowski donne tout son poids à l’image, et à l’image des êtres aimés : c’est Pawel qui court sur un écran dans le prologue du premier épisode, avant que son visage ne vienne se figer et comme s’écraser contre l’écran. Si le figement de l’image figure la mort à venir du petit garçon, qui est déjà advenue en réalité et dont le film constitue le temps d’avant, il rend aussi compte de la survivance des êtres aimés et de la communication entre les êtres et les images : c’est un partage des larmes qui circule de la tante de Pawel face à l’écran à celles de l’observateur inconnu face à nous.
Kieślowski apporte une attention toute particulière au médium, espace d’une mise en relation des êtres et des affects. Bien que caractérisé par un montage souvent tranchant, obtus, son cinéma fait l’éloge du lien, de l’amour sous ses différentes facettes : filial dans Un seul Dieu tu adoreras (n°1) ou Tu ne voleras pas (n° 7) où l’on voit la détresse d’une mère qui n’est pas reconnue comme telle mais reléguée au statut de sœur, ce que poursuit ensuite Tu ne mentiras pas (n°8) posant une forme de filiation par substitution puisqu’une femme ayant perdu un fils retrouve une sorte de fille dans la petite fille juive qu’elle n’avait pas contribué à sauver pendant la guerre, et le tabou de l’inceste dans Tu honoreras ton père et ta mère (n°4) ; amoureux dans Tu respecteras le jour du Seigneur (n° 3), où un ancien couple passe une nuit à errer dans Varsovie, amour pouvant aller jusqu’à une forme malade, voyeuriste dans Tu ne seras pas luxurieux (n°6) ; conjugal avec la question de l’adultère dans Tu ne commettras point de parjure (n°2), prolongé dans Tu ne convoiteras pas la femme d’autrui (n°9), et associé à l’impuissance ; ou encore fraternel dans Tu ne tueras point (n°5), et Tu ne convoiteras pas les biens d’autrui (n°10).
L’amour dont il est question est dans le cœur – et pas entre les cuisses comme l’énonce Hanka à son mari Roman, impuissant dans Tu ne convoiteras pas la femme d’autrui (n°9), maxime que le film exemplifie. Ce modèle d’amour profond s’énonce dès Un seul Dieu tu adoreras (n°1) au cours de la conversation entre Pawel et sa tante, initiée à partir d’une question posée par le petit garçon à propos de tirages d’une photo de Jean-Paul II : « Tu crois qu’il sait pourquoi on vit ? » Et sa tante de répondre : « Oui. Oui, je pense. » Et Pawel de surenchérir : « Papa m’a dit qu’on vit pour que ceux qui viendront après nous aient la vie plus facile, mais qu’on n’y réussit pas toujours. » Puis sa tante formule : « Vivre, c’est la joie de faire quelque chose pour les autres, de les aider. Si tu fais du bien à quelqu’un, tu ne te sens pas inutile, et tout de suite ça va mieux. Il y a des grandes et des petites choses (…). Vivre…c’est un merveilleux cadeau…» Ce désir de bien est rattaché par la tante de Pawel à Dieu, dont l’amour se manifeste dans l’étreinte, figurée par l’embrassement de Pawel par sa tante. À la manière de l’observateur impuissant qui est en même temps compatissant par son regard tendre, ou à la manière de la caméra empathique envers ceux qu’elle filme, Dieu figure ce cœur aimant, miséricordieux, qui est là mais auquel on ne prête pas attention, et contre lequel on se révolte car il a laissé un enfant mourir comme c’est le cas du père de Pawel dans le final de Un seul Dieu tu adoreras (n°1). Mais c’est oublier que l’icône de la Mère de Dieu pleure elle aussi au moment où le père renverse l’autel.
Grand polyptyque en forme de panoptique permettant une démultiplication des points de vue, Le Décalogue est toujours au plus près d’une compréhension pleine de chaque individu, de ses motivations, de son passé, de ses souffrances personnelles, posant une tension féconde entre individualité et universalité, culpabilité et sympathie – selon son sens étymologique. Chaque situation, chaque personnage, sont renversés par leur contrechamp et leur hors-champ, et sont dialectisés afin de poser un regard compréhensif, empathique sur eux. Si aucune leçon n’est délivrée et que chacun chemine et statut au gré de ces situations mises en regard d’un précepte éthique, c’est parce qu’une forme de compassion anime profondément Le Décalogue qui en cherche le cœur : loin de répondre dogmatiquement, l’échange entre Zofia, la femme catholique, de Tu ne mentiras pas (n°8) qui n’a pas porté secours à une petite fille juive pendant la guerre, et Elzbieta, la femme qu’est devenue celle-ci, en donne quelques clefs, mettant en abyme l’interrogation fondamentale de l’œuvre :
« Elzbieta : Que répondez-vous quand vos étudiants vous demandent comment vivre ?
Zofia : Je ne réponds pas, je travaille avec eux pour qu’ils trouvent eux-mêmes.
Elzbieta : Quoi ?
Zofia : Le bien. Il existe. Il existe en tout homme. C’est la situation qui libère en lui le bien ou le mal. Ce soir-là elle n’a pas libéré le bien en moi.
Elzbieta : Qui en juge ?
Zofia : Celui que nous avons en nous.
Elzbieta : Dans vos travaux, je n’ai pas trouvé le mot “Dieu”.
Zofia : Je ne vais pas à l’église, je ne parle pas de Dieu, mais on peut ne pas douter sans en parler. L’homme est libre, il peut choisir. S’il le veut, il peut laisser Dieu derrière ».
Si Le Décalogue a été qualifié de cinéma du doute, comme Zofia, Kieślowski, en présentant une série d’états de vie, de tons et de croyances, ne délivre pas de réponse : il travaille cependant avec nous, ses films travaillent en nous, pour que nous trouvions nous-mêmes. Et c’est d’une certaine manière ce que le réalisateur exprimera à propos de Rouge (1994) et qu’on peut considérer déjà à l’œuvre ici : « j’ai fait ce film, pour dire que nous pouvons peut-être mieux vivre notre vie. » Son cinéma sert bien à (mieux) vivre.