Plus de seize ans après sa disparition, MK2 propose une rétrospective Kieslowski : La Cicatrice (1976), L’Amateur (1979), Le Hasard (1981), Sans fin (1985), Le Décalogue (1988), Brève histoire d’amour (1988) et les Trois Couleurs (1993, 1994, 1995). Ce cycle permettra de découvrir des films de la période polonaise peu connue et pourtant éminemment politique, pragmatique et gracieuse. Une belle occasion de revenir sur l’œuvre d’un cinéaste fragile, attentif à la rugosité d’un réel toujours tressautant sous le poids des hasards.
Kieslowski biologiste
« Le monde, ce n’est pas seulement ces lumières éblouissantes, ce rythme trépidant, le Coca-Cola à la paille, la nouvelle voiture. Il existe une autre vérité…» écrit le cinéaste dans Le Cinéma et moi. Une vérité d’ordre politique et pragmatique d’abord, car Kieslowski, c’est en premier lieu ce documentariste polonais qui colle à la réalité sordide d’une Pologne enclavée et dictatoriale ; celui qui confie qu’il a voulu montrer l’univers de son pays ; « un univers terrifiant et lugubre, dans lequel les hommes n’éprouvent aucune pitié les uns pour les autres, un monde dans lequel l’homme est seul ». Et cette solitude est aussi celle du vivisecteur qu’est Kieslowski. Le premier plan du Hasard est le symbole de son cinéma qui dissèque, refusant la peur de la laideur : un cadavre de femme disséqué par un petit groupe d’étudiants en médecine et, plus tard, presque amoureusement, un homme caressant une lame de rasoir avec une insidieuse volupté.
Kieslowski ouvre grand l’estomac de la Pologne sans jamais épargner au spectateur sa digestion répugnante et putride. Cette description passe par l’inventaire de petits détails quotidiens d’un socialisme à outrance plus ou moins bien assimilé : le système de bouteilles de lait déposées par un laitier besogneux, tasses chaudes qu’on remplit au robinet, baignoire écaillée, petites retraites d’espions déchus… Le quotidien microscopique, parlons-en : c’est ce qui fait le talent de Kieslowski. Son sens aigu du détail est celui du biologiste dissecteur : crudité impitoyable qui verse dans le réalisme barbare quand il s’agit de clouer la « blatte » (la « blatte », c’est le héros polonais). Car le héros du superbe Tu ne tueras point massacre un homme avant d’être lui-même envoyé au pilori, le Tomek de Brève histoire d’amour s’ouvre les veines dans une bassine d’eau accompagné du terrible bruit de la lame sur la peau et l’héroïne de Sans fin agonise la tête dans le four.
Le réel kieslowskien, d’une noirceur irrémédiable, se trouve accentué par un jeu de couleurs glauques (le chef opérateur dans le cinéma polonais est le technicien le plus proche du réalisateur) ; exemple, le vert dans Tu ne tueras point, parce que « si l’on met un filtre vert sur la caméra, le monde que l’on filme devient beaucoup plus terrible, lugubre et désespéré (…). Le style inventé pour les besoins du film par le chef opérateur, le style de la prise de vues, correspond tout à fait à son thème : cette ville (ici Varsovie) est vide, triste et sale. Et ses habitants aussi. » Les scènes abruptes (rappelons-nous la scène qui mit Cannes en émoi dans Tu ne tueras point) sont solidaires d’une violence souterraine qui scinde l’unité du moi : Kieslowski écorche l’identité des personnages qui se mutilent pour expier l’inexpiable (leur simple existence), Binoche qui se fait saigner les mains sur un mur dans Bleu.
Politique et morale ou de la cruauté du chemin de croix
Mais, cette violence, si elle est prégnante à l’échelle individuelle, est aussi partie prenante d’une réflexion sur l’exercice du pouvoir (pouvoir sur… / pouvoir dans…). La conscience politique du clinicien qu’est Kieslowski veille à cerner le socle mouvant des rapports de force au sein d’un appareil politique tentaculaire et implacable. Comment devient-on membre du Parti ? À quoi tient l’engagement politique ? C’est la question centrale du film Le Hasard qui, à la faveur de trois récits montre trois possibilités d’existence : rentrer au Parti, se faire dissident ou rester politiquement neutre. Trois itinéraires qui ne sont rétrospectivement que trois chemins de croix portés par un hasard funeste. Ainsi donc la question politique n’est posée qu’en terme pragmatique, concomitante d’un chemin individuel. La question du politique ne s’élabore jamais théoriquement dans un logos mais s’incarne dans l’action, elle-même tributaire du cadre socio-économique d’une situation. C’est le cas de La Cicatrice, film dans lequel un patron de bonne volonté échoue à agir « socialement » aussi bien dans sa vie privée qu’à une échelle collective (autrement dit pour son entreprise).
C’est dans cette élaboration de l’acteur politique que s’enchâsse la question de la moralité. Un petit bijou de documentaire, Têtes parlantes, (bonus du DVD Le Hasard) met en relief l’enchevêtrement de l’identité et de la moralité. Le cinéaste pose deux questions à différentes personnes. « Qui êtes-vous ? Que désirez-vous ?» « Je suis un petit » répond un enfant de quatre ans et « je veux peindre des chevaux. » « Je suis une veuve malheureuse de 80 ans et j’aspire à la paix. » « Je suis communiste et je voudrais que la Pologne aille mieux. » Cerner les désirs, définir le moi c’est déceler le motif de l’action. Kieslowski, sans cesse, dans une ronde infernale (de La Cicatrice à Rouge) palpe la chair de l’action. À noter d’ailleurs la prégnance de personnages aux mains propres, d’Antigone du côté du droit naturel, fustigeant l’ordre positif des lois. C’est le protagoniste que campe le héros défunt de Sans fin, avocat au cœur d’or, cet « artiste » (plaisantent les confrères). C’est aussi le personnage de Tu ne tueras point, jeune avocat se heurtant à l’horreur de la peine de mort. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si avocats et juges, symboles de l’impossible conciliation du droit naturel et positif, se posent comme substrats de ses films polonais comme français.
Les rebonds fous du hasard
Mais paradoxalement, l’identité morale et politique des acteurs va de pair avec « une pensée magique », forme de pensée primitive du hasard et autres débordements. La Double Vie de Véronique, dont l’histoire se situe d’abord en Pologne puis à Clermont-Ferrand est le film-phare de l’intuition et du pressentiment. D’ailleurs, une fois passée à l’Ouest, la conscience politique du cinéaste cède surtout le pas à des variations plus ou moins réussies autour du hasard et de ses effets sur les vies. Kieslowski avait d’ailleurs pleinement conscience de son cheminement de cinéaste : « Beaucoup de gens ne comprennent pas la voie que je suis. Ils considèrent que je me suis dévoyé, que j’ai trahi mon idéal, ma conception du monde. Je n’ai pas trahi mes idées. Je pense plutôt que j’ai enrichi le portrait de l’être humain d’une dimension supplémentaire, celle des pressentiments, des intuitions, des rêves et des préjugés, en un mot de la vie intérieure. » Le changement d’orientation de son cinéma (à partir de Véronique) a notamment permis au cinéaste de dresser des portraits de femme plus consistants, les héros demeurant jusque-là des hommes endurcis ou candides, dotés de compagnes fidèles et intuitives (l’épouse de L’Amateur) ; Sans fin étant l’exception du cinéma polonais de Kieslowski dans lequel la formidable Grazyla incarne une femme doucettement happée par la mort. Les Irène Jacob, les Juliette Binoche de sa dernière période (la française), redondances de créatures godardiennes, sont ces femmes graciles et pures (avec la drôle d’exception de Julie Delpy, la sale garce) ; les actrices de Kieslowski (non-incandescentes) penchent du côté des vierges délicates et presque saintes. À signaler d’ailleurs : les scènes sexuelles restent l’éternel impossible du cinéaste. (Vision chrétienne de la concupiscence / deux cuisses ouvertes et un homme au milieu). Reste que le plus beau personnage féminin de Kieslowski serait peut-être celui de la première Irène Jacob de La Double Vie de Véronique : l’actrice interprète une choriste sublime de limpidité et ce contre l’opacité d’une intrigue mystérieuse et séduisante, rythmée par la très belle musique de Preisner et les paroles de Dante.
Vertige éthique
On peut émettre des réserves quant à la dernière période de Kieslowski (la Trilogie) : perte d’une conscience politique, ancrage socio-temporel biaisé par une mauvaise connaissance de la France (Rouge ne se passe nulle part) et scénarii artificieux ; désincarnation du réel qui précipite le sens du saugrenu en exacerbant un maniérisme un brin agaçant.
Mais il faut considérer le regard kieslowskien dans sa globalité, porté par les rebonds fous d’un hasard, lien acide et ineffable d’une réalité voilée et terriblement opaque. Le monde déformé de Kieslowski, cette réalité aux angles bizarres et biscornus, est le corollaire d’une esthétique du vertige appuyée par une caméra bizarre. Dédale d’une mise en scène dont la clef échappe au discours de la certitude et se nourrit d’une interrogation morale : d’où filme-t-on ? Et contre quelle politique ?