Film de transition dans l’histoire d’Hollywood, Le Détective reste probablement le plus connu de Gordon Douglas, pourtant très prolifique des années 1930 aux années 1960, mais dont le nom n’est pas vraiment passé à la postérité. Si on y retrouve avec un plaisir certain tous les archétypes du film noir (le flic désabusé, la blonde fatale), c’est probablement l’audace des sujets abordés (l’homosexualité, la nymphomanie) qui en fait une œuvre étrangement à la marge, dénuée de complaisance et du moindre compromis, à redécouvrir absolument.
Apparu au début de la décennie 1940, le film noir a connu son apogée quelques années plus tard avant de décliner progressivement au fur et à mesure du démantèlement du système des Studios. Il fut récupéré et remodelé par les artisans du Nouvel Hollywood (Arthur Penn, notamment) qui l’imprégnèrent d’enjeux sociétaux hérités de la décennie 1960. Réalisé en 1968 – date charnière dans la mesure où cette célèbre année est aussi celle de la fin définitive du Code Hays – Le Détective marque une rupture évidente dans le traitement de certains sujets qui n’existaient auparavant que sous la forme de l’allégorie ou de la métaphore pour ne pas bousculer les censeurs. Ici, dès les premières scènes, le ton est donné : la mutilation et le meurtre d’un homosexuel – nommé sans les périphrases habituelles – plongent un flic vieillissant incarné avec le flegme génial de Frank Sinatra dans les tourments d’une société qui maîtrise encore mal sa transformation et les nouveaux discours autour d’une sexualité de moins en moins taboue.
L’intention du réalisateur n’est pas de jouer les moralisateurs qui se complaisent à dépeindre une société dont les valeurs morales s’effondrent à l’avantage des petits plaisirs transgressifs mais individualistes. Derrière la peinture désabusée d’un monde qui ne donne plus beaucoup de place aux sentiments, Gordon Douglas se met sans aucune ambiguïté à hauteur de ses personnages et filme leurs contradictions, leurs déviances sans aucun mépris ni regard paternaliste. C’est de manière frontale que le réalisateur se confronte à la solitude de ses personnages et celle-ci se matérialise par le biais d’une mise en scène au couteau : les gros plans sur les visages tourmentés alternent avec des plans d’ensemble éclairés d’une lumière blafarde et le réalisme des décors introduit déjà l’esthétique que développera Sidney Lumet dans les années 1970 (The Offence, Serpico). Le montage, fait de coupes abruptes (comme cet insert sur cette surprenante scène de suicide filmée en caméra subjective), crée pléthore de micro-récits qui marginalisent les personnages les uns par rapport aux autres, leurs désirs sexuels – plutôt que de créer du lien – contribuant à rendre chacun d’entre eux prisonnier du jugement d’une société dont les valeurs conservatrices n’accordent de crédit qu’à la réussite sociale.
En vieux loup plutôt philosophe, le réalisateur pose donc un regard empreint de spleen sur des sujets rarement abordés de cette manière dans le cinéma américain de cette époque. Dix bonnes années avant Cruising de William Friedkin, Le Détective montre l’une des premières plongées frontales dans les lieux de drague homosexuelle (même si Otto Preminger s’y était déjà frotté quelques années plus tôt dans Tempête à Washington), donnant sans aucune ambigüité le mauvais rôle au flic homophobe et violent. Plus surprenant encore est le personnage porté par la subtilité habituelle de Lee Remick : à la fois brillante et séduisante, la jeune femme ne tarde pas à faire tourner la tête du flic interprété par Sinatra, puis se révèle finalement à l’opposé de ce qu’elle renvoie socialement. Insécurisée, elle ne peut s’empêcher d’avoir des relations sexuelles avec tous les hommes qui la courtisent, incapable de se suffire à l’amour d’un homme pour combler le vide qui l’habite. Le réalisateur assume son propos teinté de désenchantement jusqu’au bout, annonçant par la même occasion sa retraite à venir dans les années qui suivirent.