Après que plusieurs de ses films les plus connus ont été repris ces derniers mois, c’est un inédit, et pas des moindres, qui ressort sur nos écrans. Audacieux, dérangeant, ambitieux, The Offence mérite tous les qualificatifs mais mérite surtout qu’on aille le découvrir en salle au plus vite.
Depuis plusieurs mois, des films de Sidney Lumet ressortent sur grand écran — Un après-midi de chien, Network, Douze hommes en colère — et permettent ainsi d’apprécier et de redonner souffle à cette œuvre souvent décriée, voire méprisée. Venu au cinéma avec un film choc — Douze hommes en colère en 1957 — , Sidney Lumet a d’abord fait ses armes au cœur d’un monde impitoyable et très formateur : la télévision. Ce qui explique en partie le choix de ses thématiques, son obsession de l’image destructrice et avilissante, sa capacité à travailler rapidement, son besoin incessant de dénoncer. En 1972, il capte les angoisses d’un inspecteur de police aux prises avec un pédophile et remet en question la frontière entre le Bien et le Mal. Cette histoire ambiguë, ce film jugé si « glauque » à l’époque, est portée par un Sean Connery remarquable qui n’hésita pas à s’enlaidir. Or, le James Bond 007 le plus charismatique ne pouvait être ce Johnson inquiétant : la sortie du film est délibérément escamotée dans plusieurs pays. Un inédit en France.
Vingt ans de métier, et l’inspecteur Johnson ne supporte plus ce rapport quotidien à la mort, ces meurtres, suicides qui reviennent en mémoire et en fantasmes aussi. Et pendant qu’il traque voleurs et autres assassins, un pédophile sévit dans sa banlieue londonienne, une petite ville trop moderne, aseptisée, froide, foncièrement glauque. Par un concours de circonstances, un homme, Baxter, est arrêté : Johnson décide que c’est lui le meurtrier. Ce huis clos dérangeant met ainsi face à face un suspect forcément coupable (mais de quoi ?) et un policier qui joue ses propres angoisses. The Offence est un film sur le désir de tuer. Policier, intègre, assassin, méchant, gentil, la frontière entre le Bien et le Mal se distend au fur et à mesure. Ce thriller psychologique en devient féroce, barbare, enfin sado-masochiste. Victime et bourreau changent de rôles : les lieux qui accueillent ce combat — les pièces d’interrogatoire de ce commissariat en travaux — sont alors filmés suivant le point de vue de Johnson qui, à lui seul, est tour à tour victime et bourreau. Ce col en fourrure qu’il porte et qui le distingue de ses collègues annonce la bête qui sommeille, cette moustache qui barre son visage fait écho à celle, longue, en forme de canines dévoratrices, de Baxter. C’est bien dans la tête de l’inspecteur que l’histoire se déroule, entrecoupées d’images abominables en flash-back fort réussies.
Les couleurs (orange, marron, blanc, gris) et l’aspect documentaire de l’image donnent une atmosphère particulièrement saisissante et angoissante, accentuée par une bande sonore exceptionnelle (bruits et musique confondus). L’utilisation d’un éclairage toujours spécifique à chaque scène, pour donner à voir et mettre justement en lumière une vérité qui se terre, reste un exemple de l’obsession du détail que poursuivent le cinéaste et son chef opérateur, Gerry Fisher (chef op’ fétiche de Joseph Losey). Très souvent d’ailleurs, l’histoire ne peut se comprendre que par la mise en scène et la mise en lumière. Peu de dialogues, mais les lieux, les attitudes des personnages et le façon de rendre les terreurs individuelles offrent une clé pour composer le récit qui, paradoxalement, se décompose tout du long. Ce film construit en flash-black ne cesse de se déconstruire et la scène d’ouverture reste encore d’une telle force cinématographique que trente-cinq ans après sa conception, elle ne peut que provoquer admiration et respect. Ce film, absent des dictionnaires du cinéma, mis au rebut pour cause de sujet trop monstrueux (la pédophilie), d’acteurs trop méconnaissables, méritait ainsi une sortie pour fêter les cinquante ans de carrière de Sidney Lumet. Un pari pour le distributeur français (Swashbuckler Fims), une découverte pour le cinéphile et un choc pour le public.