L’intrigue foisonnante du Dindon, adaptation de Feydeau dirigée par Jalil Lespert et co-signée par Guillaume Gallienne, pourrait se résumer à un motif que le film ne cesse de décliner : celui du dédoublement. Chacune des relations amoureuses qui ponctue l’histoire renferme en effet un « doublon » qu’un concours de circonstances rocambolesque va révéler au grand jour. Pontagnac (Guillaume Gallienne), un mari volage, s’amourache ainsi de Victoire (Alice Pol), l’épouse de son ami Vatelin (Dany Boon). Contre toute attente, ce dernier est également impliqué dans une affaire extraconjugale avec Suzy Wayne (Jessica Sherman), la femme d’un client américain. De son côté, Victoire entretient également une liaison platonique avec Rediop (Ahmed Sylla), lui-même client régulier d’une prostituée répondant au nom de Jacqueline (Camille Lellouche) et future proie de Mme de Pontagnac, qui souhaite se venger des infidélités à répétition de son mari. À cette première strate d’écriture s’ajoute la trajectoire de M. de Pontagnac : pour obtenir les faveurs de Victoire (qui s’est en réalité promise à Rediop), il organise une machination pour prendre Vatelin en flagrant délit d’adultère, mais finit par être accusé à sa place d’entretenir une liaison avec Suzy. En somme, à trop vouloir « doubler » Vatelin, Pontagnac finit par prendre littéralement sa place.
Il est regrettable que ce programme comique assez subtil et complexe fasse l’objet d’une adaptation aussi peu convaincante. La pertinence du vaudeville de Feydeau reposait avant tout sur la tension qu’il installait entre la représentation d’un cadre social strict (les relations conjugales dans le milieu bourgeois) et la capacité du langage à défaire l’ordre établi en jouant sur de multiples niveaux de sens (séduction, mensonge, quiproquo). À ce titre, Le Dindon semble rigoureusement incapable d’envisager la parole comique sur un autre mode que celui de la saturation. À trop vouloir souligner la vitesse des réparties, le découpage se révèle particulièrement assommant, en particulier dans la première partie du film, où une seule ligne de dialogue peut se voir ponctuée par cinq coupes successives. L’énergie propre aux pièces de Feydeau n’est ici jamais présente, à cause d’une écriture qui confond la précision de la mécanique narrative avec le spectacle d’une hystérie généralisée. Il en va ainsi d’une scène, étonnamment silencieuse, située au début du film. Pontagnac et Rediop sont assis côté-à-côte dans le salon des Vatelin. Après quelques secondes de silence, le jeune homme se met à taper du pied sur le tapis, tandis que le coureur de jupons tourne les pages de son journal à un rythme de métronome. Progressivement, le concerto des deux prétendants s’emballe jusqu’à l’apparition dans la bande-son d’un morceau soul du plus mauvais effet. Rediop se met alors à mimer frénétiquement le rythme de la batterie. De son côté, Pontagnac esquisse quelques pas de danse et frappe sur les murs en poussant des cris. Cette scène affligeante résume le fonctionnement général du film et les raisons de son échec : la respiration silencieuse, si nécessaire à la réussite comique du vaudeville, est envisagée comme un temps mort qui doit être comblé pour maintenir éveillé l’intérêt du spectateur.