Le cinéma peut-il réellement ressusciter l’œil acéré et sensible du plus célèbre couturier français ? Ambitieuse et attendue, la nouvelle réalisation de Jalil Lespert se confronte à l’exercice délicat du biopic, et tente de faire revivre à l’écran le génie créatif, féminin et tourmenté d’Yves Saint Laurent. Un défi à demi relevé, tant l’œil du cinéaste se laisse peu à peu étouffer par celui du narrateur.
Itinéraire d’un jeune prodige
Après des débuts plutôt timides (24 mesures, Des vents contraires), Jalil Lespert revient à la réalisation avec ce biopic consacré à la carrière d’Yves Saint Laurent et à sa relation passionnée avec Pierre Bergé, qui fut son compagnon pendant près de cinquante ans. D’entrée de jeu, ce dernier – honorablement interprété par Guillaume Gallienne – se positionne comme le narrateur exclusif du film, offrant une voix-off qui oscille sans cesse entre la démonstration de sa propre omniscience et l’exercice de la confidence. L’œil de Pierre Bergé se substitue dès lors à celui du spectateur et confère au film les attributs d’une lettre ouverte, comme d’une déclaration amoureuse explicite et flamboyante.
À travers le regard de ce narrateur et grâce à l’appui d’un riche travail de
documentation, l’œil du cinéaste endosse donc une fonction didactique, et dévoile au spectateur les facettes sombres d’YSL. Des drogues aux backrooms, des caprices sentimentaux aux errances nocturnes, le film tourne rapidement à l’étalage de frasques, mêlant la trajectoire artistique d’Yves Saint Laurent à une certaine forme de descente aux enfers, et confirme l’éternel mythe d’un génie alimenté par la dépression et le perfectionnisme poussé à l’extrême.
Insolence et complaisance
Si cette exploration psychologique du grand couturier possède incontestablement un mérite informatif, elle laisse rapidement place à l’expression d’un narrateur dictatorial, quasi narcissique, qui compromet largement la présence du cinéaste en se délectant d’une représentation de soi trop ambiguë pour être finalement sincère. Tour à tour Pygmalion, mécène, confident, parfois même médecin ou père de substitution, le rôle attribué à Pierre Bergé épouse continuellement un principe mélioratif, face au génie instable d’un YSL pourtant (ré)incarné grâce à la brillante composition d’un Pierre Niney méconnaissable.
La mise en scène de Jalil Lespert fléchit alors sous le poids d’une telle complaisance, et limite ses propres possibilités d’expression. Il en résulte un langage des images stérile, tant l’effort de mise en scène se convertit tout au long du film en un simple exercice de contemplation, d’esthétisation des corps et des modèles, qui dénude la beauté féminine et l’archétype de la « femme » Saint Laurent sans jamais véritablement les interroger. Cela pousse malheureusement le cinéaste à construire son film comme une succession attendue de différents tableaux, entre Paris et le Maroc, entre les soirées mondaines et les débauches nocturnes, sans véritable âme ou intérêt si ce n’est la tentative de reproduire un œil alerte face à la beauté formelle.
Le plan-séquence d’apprivoisement entre les deux hommes autour d’une piscine restera ici le seul coup d’éclat du cinéaste, qui puise dans la réalisation la plus célèbre de Jacques Deray (La Piscine) une modalité d’apparition précieuse de l’attraction physique. Pierre Bergé rode ainsi autour d’YSL comme autour d’une proie, et permet à une franche vue en plongée sur le corps du jeune éphèbe d’affirmer leur passion comme une passion charnelle, une attraction irrépressible des corps. Le coup de ciseaux ne sera donc pas le coup de maître tant attendu, mais peut-être est-il possible d’espérer, avec la sortie différée du film Saint Laurent de Bertrand Bonello, que tout vienne à point à qui sait attendre.