Le visage d’Emilio Fernández, présent dans à peu près tous les films américains tournés au Mexique à une certaine époque, est bien connu. Son œuvre en tant que cinéaste l’est aujourd’hui beaucoup moins, alors même qu’elle jouissait d’une reconnaissance certaine en son temps. La récente parution chez Tamasa d’une édition DVD du Filet a l’immense mérite d’en renouveler la visibilité.
Dans un genre qui fut si fécond en chefs‑d’œuvre à une certaine époque – le mélodrame –, Le Filet tire aisément son épingle du jeu tant chaque cadre y est comme un écrin portant à son paroxysme l’expressivité et la sensualité des acteurs. L’histoire est celle, banale, d’une femme tiraillée entre deux hommes, des bandits en cavale dont les chemins se rejoignent dans une maison isolée en bord de mer. On ne sait à peu près rien de ces trois personnages, Fernández faisant fi des subtilités psychologiques pour se consacrer tout entier au dévoilement des dynamiques pulsionnelles qui régissent leurs relations.
C’est notamment en faisant adopter à ses acteurs des postures qui dessinent une série ininterrompue d’instants prégnants que le cinéaste effectue ce dévoilement. Résolument anti-naturaliste, la mise en scène dépouille les gestes de leur spontanéité pour n’en garder qu’une forme épurée. Fernández joue cependant du fait que le cinéma peut difficilement s’empêcher de capter aussi des instants quelconques et évite ainsi une statufication absolue des corps. En les cadrant longuement, de près, il révèle, en même temps que l’attitude stylisée, le frémissement vital, les inflexions involontaires des lèvres, des yeux, d’une peau rendue presque palpable par la douceur de la photographie en noir et blanc.
Le Filet recèle de nombreux moments de grâce absolue, où l’artifice est poussé au-delà des simples codes du mélodrame pour atteindre à l’étrangeté. Ainsi cette scène de repas où Rossana se met soudainement à rire sans raison apparente, tandis que le visage d’Antonio reste d’abord fermé, pour s’ouvrir ensuite au même élan qu’elle. Ou encore cet autre repas où elle est placée entre les deux hommes qui se font face et où son regard s’engage dans un mouvement de va-et-vient perpétuel. Là où d’autres cinéastes se seraient contentés d’un plan pour simplement suggérer que le cœur de Rossana balance, Fernández en fait toute une scène, opposant aux yeux mobiles de la femme ceux, plongés dans le vide, des deux hommes qui se contentent de manger en silence.
Le récit que déploie Le Filet repose donc largement sur les connotations qui se dégagent du jeu et de la présence singulière des acteurs, les rares dialogues se contentant de donner de façon fonctionnelle les informations qui seraient trop lourdes à montrer. Ainsi, les événements s’enchaînent en vertu d’une logique interne : c’est parce que Rossana a apporté de l’eau à José Luis de telle façon précisément que la jalousie d’Antonio s’éveille. La façon dont Emilio Fernández filme Rossana Podesta tend à figurer un corps désirable à l’excès, voué à déchaîner les passions.
Le sentiment de menace qui pèse ainsi sur le personnage est cependant étayé par d’autres moyens moins directs. Fernández joue beaucoup sur les ruptures de ton, sur de brusques changements d’attitudes qui mettent le spectateur dans une attente perpétuelle du pire, ainsi que sur une profondeur de champ qui lui donne de nouveaux moyens de rendre sa mise en scène évocatrice. À l’échelle même du film, il construit un piège autour de son héroïne, jouant habilement sur les répétitions et variations de plans. Des vagues s’écrasant à grand fracas contre la côte rocheuse viennent régulièrement marteler, comme un thème musical, l’imminence du drame auquel vont mener les pulsions incontrôlables des personnages.
En bonus, le DVD propose un commentaire instructif de la part de Patrick Brion. On regrettera cependant que le transfert vidéo du film ne rende pas tout à fait justice à toute la gamme de gris que l’on devine être celle de la copie 35 mm et que le livret d’accompagnement soit d’une pertinence douteuse. Malgré ces réserves, cette édition d’un nouveau film d’Emilio Fernández (la première en France) est un remarquable événement.