En 1977, où est Yves Boisset ? Dans le présent, comme chacun des jours de ses tournages. Deux ans à peine après l’assassinat du juge François Renaud, premier magistrat français tué depuis l’Occupation, il réalise un film sur le sujet, si ce n’est sur « l’affaire ». Sans surprise, de la part du héros du film noir français, Yves Boisset entoure son dixième long-métrage des atours du polar. Le Juge Fayard dit Le Shériff : il faut lire ce titre de long en large, pour en mesurer toute l’ironie. Boisset, s’il change l’identité du juge Renaud pour le personnage de Fayard, conserve en effet le sobriquet que la presse et ses collègues lui avaient attribué. Dès lors, le spectateur s’attend à une image de juge fantaisiste, plus proche d’un flic à la Dirty Harry que d’un magistrat de province.
Sentiments sans l’assentiment de l’autorité
C’est pourtant l’individu qu’incarne Patrick Dewaere : « Juge Fayard », « Fayard »… Un homme dévoué à son travail, si bien qu’il n’hésite pas longtemps lorsqu’il doit préférer celui-ci à sa vie intime. L’acteur, marqué par sa rupture avec Miou Miou au moment du tournage, donne à Fayard toute l’ampleur nécessaire, entre la fébrilité d’un enquêteur et la maladresse d’un modeste magistrat tombé sur une affaire trop lourde pour lui seul. Le visage fin, la silhouette fluette de Dewaere mettent en confiance le spectateur, suscitant sa sympathie pour mieux la mettre en doute au détour d’un accès de colère. Chez Boisset, pas d’histoire de « bon juge, mauvais flic », ou l’inverse : Fayard ne porte pas d’arme, et l’inspecteur qui l’accompagne (Philippe Léotard) respecte les protocoles. Malgré tout, un très grand acteur est ici dirigé par un réalisateur assuré, augmentant le spectre des attitudes et émotions de Fayard. Sur le tournage, Boisset lui-même sera finalement dépassé : « Ce jour-là, j’ai compris qu’il ne jouait pas, mais qu’il vivait la scène et je me suis dit, mon dieu, il est en danger ! », explique-t-il à Mado Maurin, la mère de Dewaere, des années plus tard.
Cette instabilité chronique de Fayard qui contamine Dewaere (et vice-versa, donc) sied particulièrement à l’enquête, tortueuse à souhait, que filme Boisset. Ce film d’interrogatoires, où chaque personnage est susceptible d’être aveuglé par l’éclat d’une lampe de bureau, permet à Boisset de filmer ses acteurs au plus près, dans des face-à-face composés par la photographie de Jacques Loiseleux. À ce versant quasi intimiste s’ajoutent des scènes d’action traitées d’une manière réaliste, à l’opposé des films de flics « hard boiled » qui ont fait le bonheur des producteurs américains dans les Seventies.
Se détacher des faits
Peu importe la véracité du récit : avec les années, les spectateurs n’ont pas précisément en mémoire l’affaire Renaud, et il n’y a plus personne pour souligner la fidélité aux faits, élément accessoire. Boisset le sait, se permet des libertés et mélange plusieurs zones d’ombre. Dans le scénario qu’il rédige une nouvelle fois avec Claude Veillot (avec lequel il a travaillé sur Coplan sauve sa peau, Un condé ou R.A.S.), le réalisateur injecte ce qui occupe son cinéma : le racisme, le colonialisme, les artifices politiques. On a pu taxer le réalisateur de partisan (les critiques de l’époque lui reprochent régulièrement), mais il se confronte avant tout avec ce qu’il déteste, le pouvoir et l’argent (et aussi les nostalgiques de l’Algérie française, tout de même). Yves Boisset, inexact ? La censure appliquée à tous ses films ou presque y apporte elle-même un sévère démenti. À la sortie du Juge Fayard dit Le Shériff, le S.A.C., Service d’Action Civique dédié au Général de Gaulle jusqu’au fanatisme, avait réussi à faire disparaître toutes mentions de l’organisation, déjà manipulée par des anciens de l’OAS.
Le plus impressionnant, dans ce film inspiré de faits réels, reste la façon dont Boisset imagine la vie intime de ce magistrat que tout le monde appelle Fayard, combattant infatigable de l’injustice, présenté comme un shérif. L’insouciance de la jeune Mademoiselle Louvier (Aurore Clément), libère véritablement Fayard de ses attributions au début du film, rendant la suite des événements et leur association à l’existence privée du juge un peu plus tragiques. Qui, du représentant de la justice ou des criminels, a rendu cette histoire personnelle ? Boisset se garde bien de trancher. Mais que reste-t-il quand le dossier est classé ? Des crimes impunis, mais aussi une histoire d’amour un peu paresseuse dans son confort, laissée à l’agonie, où le juge Fayard redevenait Jean-Marie, simple humain face à des forces qui le dépassent.