Représentant d’un cinéma populaire dans les années 1970, Yves Boisset en subit les revers aujourd’hui, avec une reconnaissance bien inférieure à la valeur de ses films. Édités en DVD, R.A.S., Le Prix du danger et Allons z’enfants rendent en partie justice à l’œuvre frondeuse du cinéaste, parmi les plus virulents de son époque.
Grand admirateur des cinémas américain et italien des années 1940 à 1970, souvent construits à partir de faits de société contemporains, Yves Boisset a commencé sa carrière aux côtés de Bertrand Tavernier (il a coécrit avec lui et Jean-Pierre Coursodon Vingt ans de cinéma américain). Comme son collègue, il croit à la puissance révélatrice de l’image et du scénario, et se dirige aujourd’hui avec un succès incontestable vers le film documentaire, toujours précédé d’une enquête quasi policière.
Un système à pervertir
Avant de se diriger vers la télévision, Boisset a fièrement porté la cause du blockbuster français, en l’amenant sur des rives instables qui jouxtent le phénomène de société récent, et donc sensiblement sulfureux, voire tabou. Ainsi, avec R.A.S. (1963), premier film de ce coffret, Yves Boisset réalise l’une des premières œuvres véritablement grand public consacrée à la Guerre d’Algérie, qui a trouvé son terme dix ans auparavant (René Vautier, Alain Cavalier ou Jean-Luc Godard s’y sont déjà intéressés entre-temps). Un an après L’Attentat, consacré à l’affaire Ben Barka, Boisset s’entoure d’acteurs plus anonymes, mais suit la formule didactique qu’il adoptera dans la plupart de ses fictions. Un héros central, ici incarné par Jacques Weber, homme ordinaire mais révolté, fait partie d’un système d’aliénation qu’il refuse de quitter, pour mieux tenter de l’enrayer. Cette figure centrale revient dans sa filmographie, motivée par des raisons différentes. Par exemple, le héros, sous les traits de Gérard Lanvin dans Le Prix du danger (1983), devient un candidat, plus résigné que politisé, à un jeu télévisé qui met la vie d’un homme dans la balance.
Les différents systèmes varient (sur ces trois films, la souscription obligatoire, l’éducation militaire et le système patriarcal, les médias), mais impliquent toujours l’invocation d’une cause supérieure, qu’il s’agisse de la France, de l’honneur ou du spectacle, que Boisset prend plaisir à écorner. De manière subtile : dans toute sa filmographie, Boisset semble toujours avoir refusé le pathos, levier pourtant des plus efficaces dès lors qu’il s’agit de séduire sans déranger. La mort, ou plutôt les morts, qui jalonnent les films de Boisset ne sont jamais occasions d’arrêts narratifs ou formels. Point de ralentis, de musique sirupeuse ou d’appesantissement dramatique : les morts sont stupides, grotesques ou scandaleuses, mais toujours « blanches » grâce à une mise en scène distanciée.
La rigueur morale d’un cinéaste
C’est probablement celle-ci qui valut également à Yves Boisset un classement de sa filmographie dans un registre mineur : loin des formalistes qui ont pu user de la polémique pour valoriser la seule mise en scène, Boisset garde sa caméra à distance, limitant absolument l’esthétisation de ses sujets. En 1963, R.A.S. annonce ainsi Full Metal Jacket, ou au moins sa première partie, par son découpage narratif, quand il s’y oppose strictement sur le plan de la mise en scène. Boisset privilégie en effet un montage classique aux mouvements de caméra élaborés, préfère l’épaule aux rails de caméra. De la même manière, chacun de ses films privilégie un récit chronologique, établi dans un laps de temps restreint. Autant d’éléments qui rapprochent évidemment ses fictions d’un travail documentaire, même si Boisset présente, dans ses films, le cinéma comme un divertissement agréable pour se sortir de la réalité (le photo de Bardot « à poil » chipée par les soldats au cinéma, la volonté de devenir réalisateur au sein de l’école militaire…). En somme, si le travelling est une affaire de morale, celle de Boisset est imparable.
Uniquement sur un versant de la mise en scène, toutefois : les sujets traités par le cinéaste se distinguent de la complaisance propre aux films voulus d’emblée comme populaires, sans que le réalisateur ne se prive d’y injecter une part d’humour bon enfant, oscillant entre les jeux de mots (le seul titre de Dupont-Lajoie, godardien en diable), comique de situation et répliques bien senties (Jacques Villeret dans R.A.S., son premier rôle au cinéma). Racisme, bêtise des généraux, patriotisme grégaire, corruption des politiques, les maux nationaux d’une France hypocrite sont passés en revue dans la filmographie de Boisset. À ce titre, les deux films consacrés à l’exercice militaire, R.A.S. et Allons z’enfants, « rendent justice » à un peuple partagé entre la défaite de 1914 et l’euphorie de la Libération, laquelle réaffirme une grandeur morale prétexte aux guerres coloniales (Indochine, Algérie…). Il n’y a qu’à voir la façon dont Boisset filme même ce guet-apens tendu à l’armée française dans un village, alors qu’elle n’était lancée que dans un simple exercice de ravitaillement humanitaire. Dépassée par un ennemi unique, invisible, elle se démonte avec l’amateurisme de ceux qui la forment, soldats que les supérieurs incitent aux meurtres et aux viols.
Cinéaste humaniste comme il aime se définir, Boisset filme héros et salaud à la même hauteur : critique sévère des mœurs, le cinéaste ne cède pas pour autant au manichéisme béat ou à un versant grand guignol, habituellement typiques de la critique sociale au cinéma. Influencé par le cinéma italien, de Rosi à Risi, il ne réalise pas moins Le Prix du Danger en 1983, long-métrage de science-fiction. Là encore, le rendu à l’écran est quasi documentaire, Michel Piccoli se glissant adroitement derrière le micro d’un Jacques Martin en costard blanc que la caméra filme comme en studio. Avec (dans R.A.S., notamment) ou sans inclusion d’images d’archives, le cinéma de Boisset provoque habilement le réel : outre Le Prix du danger, souvent cité comme anticipation des dérives de la télé-réalité, on retiendra l’anecdote célèbre selon laquelle les censeurs de Dupont-Lajoie réclamèrent à Boisset de supprimer des scènes sulfureuses… absentes du film, fruits de leur seule imagination.
Face à R.A.S. et au Prix du danger, Allons z’enfants, bien que traversé par les mêmes impulsions contestataires, fait presque figure de film mineur, attendri par la perspective d’un adolescent un peu trop lunaire. Simon (Lucas Belvaux, accablé) n’en figure pas moins un personnage cher au réalisateur, qui considérait ce film comme une pièce maîtresse. Emporté par un humanisme des plus purs, le jeune homme perd en nuances ce qu’il gagne en héroïsme, devenant l’idéal adolescent d’une psychanalyse de l’Histoire menée depuis de longues années déjà par Boisset.