Le Monde, la Chair et le Diable est l’un de ces films tombés injustement dans l’oubli et qui possédaient pourtant, à défaut d’un auteur reconnu ou maudit, toutes les qualités qui auraient pu en faire un film culte. Réalisé en 1959 d’après le roman de science-fiction The Purple Cloud de M.P. Shiel (1901), Le Monde, la Chair et le Diable est, des six films du réalisateur, sans doute son plus important.
Ralph Burton (Harry Belafonte) se retrouve piégé dans une mine qu’il était en train d’inspecter. Immédiatement après l’éboulement, il entend les secours se mettre en action. Mais au bout de cinq jours, plus aucun bruit de ne lui parvient et il décide de sortir seul. À l’extérieur, le Monde qu’il découvre a été victime d’une attaque nucléaire. Ralph, dernier homme en vie, part à la recherche d’éventuels survivants. En pleine période de guerre froide, Hollywood produit de nombreux films catastrophe et de science-fiction traitant plus ou moins directement des événements politiques contemporains. L’Invasion des profanateurs de sépultures (1956) de Don Siegel ou La Guerre des mondes de Byron Haskin (1953) sont parmi les plus connus.
Le Monde, la Chair et le Diable s’inscrit au premier abord dans la lignée de cette production des années 1960 et développe le thème du « dernier homme sur terre » que reprendra la même année la société qui le produit, la MGM, avec Dernier rivage de Stanley Kramer. Mais cette similitude avec la production de l’époque n’est qu’apparente et le film de Ranald MacDougall n’aborde pas la question du nucléaire ou des dangers de la guerre froide, mais des thèmes plus philosophiques. Le Monde, la Chair et le Diable, à l’opposé du spectaculaire extraordinaire des films catastrophe, marque par sa simplicité et parfois même sa lenteur. La mise en scène est dépouillée d’effets et recherche la plus grande transparence autant dans le montage et les raccords en fondu enchaîné que dans les mouvements d’appareils toujours guidés par les déplacements des personnages. C’est ce même refus du spectaculaire que l’on trouve dans la représentation de la ville de New York, sans cadavres ni traces de destruction. La ville est vidée de traces de vie, sans pour autant porter celles de la mort et demeure d’une intégrité irréelle. Elle devient même un lieu presque idyllique (luxe des appartements, abondance de richesses…) où tout s’offre sans difficulté : Ralph Burton n’a aucun mal à trouver à se nourrir dans les magasins et remet vite en fonctionnement eau, électricité, radio sur qui la guerre n’a pas eu prise.
Le film se détourne des enjeux classiques du genre auquel la situation de départ pouvait amener (lutte pour sa survie, solitude insoutenable, peur de l’ennemi…) et glisse vers des thèmes sociologiques et philosophiques. La ville devient un simple décor, l’arrière-plan d’intrigues qui se jouent ailleurs. C’est là la grande réussite du film qui réussit à se détacher – notamment par la sobriété de la mise en scène – du poids dramatique écrasant de la catastrophe de départ. En fin de compte, cette fin du monde apparaît comme un prétexte qui permet la « révélation » (sens étymologique du terme « Apocalypse ») de l’un des fondements des rapports sociaux aux États-Unis dans les années 1960 : la discrimination raciale.
Ces inégalités entre blancs et noirs sont portées par le personnage de Ralph qu’interprète l’acteur et chanteur noir Harry Belafonte. C’est lui qui refuse que s’accomplisse l’amour qui le lie avec Sarah (Inger Stevens) – jeune femme blanche rescapée qu’il rencontre – incapable d’aller au-delà des barrières raciales qui ont façonné la société américaine et donc qui les a modelés de manière irréversible (elle dira naïvement à Ralph au cours d’une dispute l’expression passée dans son langage courant « Je suis blanche, majeure et vaccinée »). Ralph n’arrive pas à sortir des codes de cette société bien que disparue, et ne trouve de place dans son rapport avec Sarah qu’en s’y soumettant à nouveau (voir la scène de l’anniversaire ou Ralph prend la place du serviteur noir et refuse de s’asseoir à table avec elle).
Cette thématique est présente en dernier lieu dans le rapport entre Benson (Mel Ferrer), ultime rescapé qui vient déséquilibrer le couple en formation, et Ralph qui s’efface volontairement pour que puisse se former ce « couple blanc » respectant les valeurs dont il ne peut se libérer. Le Monde, la Chair et le Diable est aussi un film marqué d’une étrange forme de religiosité inspirée mais différente du christianisme. Au-delà du titre, renvoyant notamment aux textes bibliques (oraisons de Sainte Brigitte), le duo Ralph/Sarah évoque un couple Adam/Eve post-apocalyptique qui porterait comme pêché originel les travers de la société qui les a précédés. On peut alors lire le dernier plan du film comme une sorte de délivrance qui passerait par une forme d’amour triangulaire. Cette délivrance marque le début de quelque chose de nouveau, affranchi des valeurs traditionnelles ; et ce commencement s’annonce dans le carton final où s’inscrit en point final un significatif « The Beginning ».