C’est un parfum doux-amer qui se dégage du Pharaon, le sauvage et la princesse, le dernier film crépusculaire de Michel Ocelot. L’émerveilleur phare de l’animation française y propose, non sans une certaine mélancolie, une synthèse de son cinéma, en rassemblant ses multiples influences graphiques et ses motifs de prédilection. Si cette démarche de compilation suscite des sentiments contrastés, c’est qu’elle paraît accuser une forme d’impossibilité pour le réalisateur de se renouveler. Ocelot reconduit ici les deux principes fondamentaux de ses films depuis Kirikou et la sorcière : une opulence visuelle renforcée par la diversité des techniques d’animation, particulièrement prégnante dans Azur et Asmar mais aussi dans les trois Kirikou, et la fragmentation du récit par la succession de contes reliés par de courts intermèdes (un procédé déjà présent dans le triptyque Princes et princesses, Les Contes de la nuit et Ivan Tsarevitch et la princesse changeante). Ces films débutaient dans l’obscurité d’un vieux cinéma délabré, où deux enfants et un vieil homme (figure relais du cinéaste) face à un ordinateur lançaient, au fil de leurs discussions, des idées à partir desquelles s’élaboraient plusieurs histoires. Le Pharaon, le sauvage et la princesse s’ouvre de manière analogue, mais avec une petite subtilité qui le distingue : on y découvre une conteuse qui fait dos à un étrange paysage industriel d’immeubles en construction. La surprise provoquée par ce décor — le premier paysage contemporain de la filmographie d’Ocelot – traduit d’entrée de jeu une forme de désenchantement. En faisant naître ses contes non plus dans l’antre mystérieuse d’un vieux cinéma, mais devant l’immensité impersonnelle de l’échafaudage d’un chantier, Ocelot semble prophétiser, non sans une certaine gravité, l’impossibilité d’un retour à ce qu’ont été les histoires, et par extension son propre cinéma.
Les trois contes du film sont composés à partir de détails hétéroclites proposés par l’audience de la conteuse. Ces intermèdes constituent le seul lien entre les trois espaces-temps dépliés (l’Égypte antique, l’Auvergne au Moyen-Âge et l’Orient du XVIIIe siècle), représentés par trois techniques d’animation différentes. Cette diversité dans le choix des sujets s’explique avant tout par la volonté du réalisateur de multiplier les citations visuelles. Dans « Pharaon ! », le premier conte, Ocelot entremêle avec malice les représentations traditionnelles de l’Égypte antique (personnages de profil, le torse de face) avec son propre univers graphique. Cette alliance lui permet d’aller au bout de son exploration des possibilités offertes par l’animation à plat en deux dimensions, au cœur de son travail. Ainsi des immenses champs de bataille balayés par de longs travellings latéraux ou des brefs travellings avant et arrière qui bouleversent les perspectives, isolant soudainement des personnages dans l’image. Ces changements d’échelle figurent en outre, à plusieurs reprises, les rapports de force à l’œuvre dans le récit, par exemple lorsque les dieux qu’invoque le personnage principal lui apparaissent dans l’immensité du ciel qui le surplombe.
Architectures mouvantes
Reprenant la technique d’animation à l’œuvre dans la trilogie Princes et princesses, le conte central (« Le beau sauvage ») redessine en permanence l’architecture des plans, que les protagonistes façonnent au gré de leurs déplacements. L’enfant, personnage principal du segment, s’amuse ainsi de ce cadre mouvant (escaliers tortueux, colonnades ou toits pointus), qu’il escalade de larges fenêtres ou qu’il fasse rebondir sa balle sur les quatre coins d’une arrière-cour. Reste que ce retour à une esthétique en ombres chinoises ne parvient pas à dépasser – ni même seulement égaler – la force des films précédents d’Ocelot. Comme à de nombreux endroits du Pharaon, le sauvage et la princesse, les plans paraissent se limiter à de simples échos, quelque peu désincarnés, de l’œuvre du cinéaste – impression déjà ressentie devant son précédent long-métrage, Dilili à Paris. La mélancolie qui se dégage de la troisième histoire, « La princesse des roses et le prince des beignets », laisse même supposer que le réalisateur aurait conscience de l’impasse dans laquelle il se trouve. Il s’agit au fond moins d’un conte que d’un « anti-conte », où les personnages ne cessent d’essayer d’échapper aux carcans de leur rang social (d’un côté, un prince en exil devenu vendeur de beignets ; de l’autre, une princesse, cloîtrée par son père, qui ne demande qu’à vivre une vie normale). Ce n’est qu’en rêvant de leur amour impossible, en construisant eux-mêmes leur histoire, que ces deux personnages existent, esquissant de la sorte une réflexion sur les limites de la narration. Ocelot va jusqu’à faire dire à la princesse emprisonnée par son père, dans un élan de désespoir : « Les contes, c’est fini ! »
Parle-t-il, à travers sa bouche, d’un rêve devenu impossible – hypothèse qu’il semblait esquisser dès le premier plan ? Adresse-t-il ses adieux à son univers graphique, après l’avoir convoqué intégralement le temps d’un dernier film ? Lors du plan final, les deux personnages, si souvent représentés de profil, se tournent face à la caméra pour énoncer gravement, le regard plongé dans celui du spectateur : « La promenade est longue vers la vie. » Conclusion d’une mélancolie abyssale pour un film qui ne parle finalement que d’émerveillement, mais qui est peut-être avant tout celle d’un cinéaste parvenu lui-même au terme de sa longue « promenade » cinématographique.