Avec ce premier film au titre passablement beigbédesque, la jeune réalisatrice d’animation Tatia Rosenthal adapte l’auteur israélien Etgar Keret, avec la participation et la bénédiction de celui-ci. Très ambitieuse, la réalisatrice n’a manifestement pas peur d’écueils qui effrayeraient de plus chevronnés : récit à sketchs traité de façon chronologique, thèmes matures, le tout en stop motion. Et manifestement, elle a raison, puisqu’elle s’en sort remarquablement bien.
Le sens de la vie, les amateurs d’absurde anglais le connaissent déjà : « Essayez d’être gentils, évitez de manger gras, lisez un bon bouquin de temps en temps, faites de la marche, essayez de vivre dans la paix et l’harmonie avec les gens de toutes les religions et de toutes les nations. » C’était la conclusion du Sens de la vie de la troupe des Monty Python, au terme d’un film dont les amateurs de Wagner et de mousse de saumon se souviennent avec émotion. Autant dire que le premier film de Tatia Rosenthal n’emprunte pas exactement les mêmes chemins que la bande à Graham Chapman, mais peut-être arrive-t-elle à la même conclusion.
Dave Peck, jeune homme au chômage, trouve un jour l’illumination sur un prospectus criard qui lui vante les mérites d’un éditeur de livres dans le catalogue duquel trône fièrement un Sens de la vie vendu pour le prix modique de 9,99$. Flairant l’affaire, le jeune homme s’empresse de faire en sorte de commander l’ouvrage, dont la lecture lui permettra de faire une meilleure connaissance des voisins de son immeuble – par exemple un ange gardien plutôt séculaire en marcel et caleçon, un magicien se plaisant à faire disparaître ses possessions sous les yeux des huissiers, ou un étudiant attardé hanté par des potes de boisson de 5 cm de haut.
C’est donc l’histoire de l’immeuble de Dave et de ses habitants : un récit choral, rien moins – et une forme plutôt casse-gueule pour une jeune réalisatrice pour qui Le Sens de la vie pour 9.99$ constitue un premier film. Il est indéniable que le film souffre parfois d’un léger manque de rythme, dû principalement à l’entremêlement des différents récits – une forme qui fonctionne souvent, mais parfois tombe dans une certaine artificialité. Cela constituera certainement le seul bémol à l’indéniable réussite du Sens de la vie pour 9.99$ – une réussite à la fois artistique, intellectuelle mais aussi politique.
Tatia Rosenthal se refuse ainsi à la facilité cinématographique que l’on peut vouloir associer à la stop motion: elle dépasse même dans sa construction artistique le splendide mais vide Étrange Noël de Mister Jack. Si les studios Aardman et Nick Park maîtrisent indéniablement la stylistique burlesque de leurs longs métrages de Wallace & Gromit, Tatia Rosenthal prouve que la stop motion est également un terreau fertile pour un discours dramatique et finalement très humain. Comme Nick Park, Tatia Rosenthal se soucie également de photographie, à l’esthétique urbaine passablement réussie.
Au fur et à mesure que se développe Le Sens de la vie pour 9.99$, le choix de cette stop motion apparaît comme toujours plus fondée : le propos d’Etgar Keret s’y prête à merveille. Très proche d’une vision du monde absurde de Dino Buzzati ou d’Italo Calvino, l’auteur et la réalisatrice (tous deux au scénario) considèrent sans méfiance l’intrusion du merveilleux poétique dans le réel, une alchimie presque mieux réussie dans Le Sens de la vie pour 9.99$ que dans le très similaire Trois vies et une seule mort de Raoul Ruiz. Rarement a-t-on assisté à une si pertinente utilisation de l’animation image par image.
Mais c’est idéologiquement, politiquement que le film brille le plus, finalement. Comme les précités Buzzati et Calvino, Keret fait montre d’une sensibilité de gauche qui comprend la vanité de prendre les armes les plus réelles, les plus tangibles, contre un monde toujours plus inhumain qu’il tient comme une agression contre l’individu. D’où le choix de ce merveilleux absurde et poétique, parfois excessivement touchant. Un petit garçon à qui un père très strict tente d’apprendre la valeur de l’effort et de l’argent se voit offrir un cochon-tirelire. Il présente l’objet à sa classe, et souligne : « Regardez, quand je mets une pièce dedans, le cochon sourit… » Et d’ajouter : « Mais regardez: je ne mets rien dedans… et il sourit toujours. » Naïf ? Certes, et quand bien même ? Le très sombre Brazil de Terry Gilliam ne se concluait pas autrement – la seule échappatoire y était la folie. Tatia Rosenthal et Etgar Keret disent probablement la même chose, mais avec une légèreté véritablement précieuse – et très talentueuse.