Le succès de Jusqu’à la garde, récompensé de plusieurs César, n’a visiblement pas donné l’envie à Xavier Legrand de devenir un « cinéaste du milieu » ; au contraire, il semble même vouloir ici prendre la tangente. Le Successeur s’ouvre d’ailleurs sur un sacre contrarié, celui d’Ellias Barnès, jeune directeur artistique d’une maison de haute couture qui apprend dans la foulée de son premier grand triomphe la mort de son père, avec qui il était en froid depuis de nombreuses années. Pas le temps de savourer : il lui faut revenir dans le Québec de son enfance pour organiser les funérailles et mettre en vente la maison du paternel. Ce faisant, le film s’envole vers une zone de cinéma intermédiaire, ni tout à fait française ni tout à fait américaine, entre le drame psychologique et le thriller (à la faveur d’une scabreuse découverte, le récit bascule dans une tension extrême mâtinée de paranoïa), repoussant encore un peu plus loin l’hybridation dont Jusqu’à la garde était le fruit. L’accent intermittent du personnage, qui passe selon ses interlocuteurs du québécois à un français presque dépouillé de sa robe laurentienne, en témoigne au même titre que le décor principal, un pavillon de banlieue (un bungalow, dit-on dans le coin) qui pourrait être d’ici comme d’ailleurs. Il sert d’écrin à un scénario dont la clef est quelque part donnée dès le premier plan, qui révèle une spirale formée par le public d’un défilé de mode ; de fait, Le Successeur visera, de glissements en révélations sur les secrets de famille découverts par Barnès, à susciter un certain vertige.
Mais plus encore que la spirale, le film trouve son motif structurant dans la couture : de fil en aiguille, il reprise entre eux différents éléments narratifs afin de tisser sa toile, au risque de ménager un certain nombre d’effets m’as-tu-vu. Ainsi de deux scènes où, par le truchement de plans-séquences, l’action transite indistinctement de Paris à Montréal, puis plus loin d’une nuit à l’aurore : l’effacement de la coupe témoigne d’une conception assez superficielle de la « maîtrise » de Legrand qui, muni de sa caméra-épingle, raccorde alors les espaces et les temporalités dans la seule perspective de faire étalage de sa virtuosité très relative. Les coutures craquent toutefois assez vite, pour révéler une construction dramaturgique reposant systématiquement sur un écart ou une dualité : on y trouve deux pays, deux prénoms (Ellias est un alias ; son nom de naissance est Sébastien), deux langues, deux successions à gérer (la maison de couture et la maison du père), deux strates d’un même décor (la surface et la cave, épicentre des secrets) et deux images contradictoires de ce géniteur énigmatique. Sur ce point, l’arrière-plan que constitue la haute couture permet de redoubler le fond du récit : à mesure que Barnès s’enfonce dans la spirale et se dépatouille de plus en plus maladroitement avec l’héritage laissé par son père, il ne cesse d’être relancé par téléphone concernant le choix d’une photo destinée à faire la couverture du célèbre magazine Harper’s Bazaar. Comprendre : Barnès, par la façon dont il décide de gérer ce legs honteux, ne pense d’abord qu’à son image.
Tout ça pour quoi ? Un thriller assez pâlot multipliant les fausses pistes (cf. l’attitude d’abord ambivalente des amis du défunt, dont la bonhommie volontariste rappelle celle des voisins de Rosemary’s Baby) et complaisant dans ses astuces. C’est particulièrement le cas de l’avant-dernière scène, dans laquelle l’une des victimes collatérales de cette affaire s’escrime avec les clefs de la cave, pour faire durer le plaisir (le personnage se trompe de clef, puis encore, puis encore, puis encore) et jouer avec les nerfs du spectateur, qui ne sait que trop bien à quelle horreur va devoir se confronter le brave homme. La scène est d’autant plus désagréable que Legrand ne l’assume qu’à moitié : après avoir fait son miel de l’attente redoublée, il laisse, dans une coupe faussement pudique, le personnage à l’orée d’un séisme, quand bien même toute sa mise en scène tendait vers sa réaction mortifiée. Si le film parvient tout de même à distiller ici et là des idées plus intrigantes (la manière dont il diffracte la révélation, complétée par un flash à retardement ; le clip projeté durant la cérémonie funéraire), il s’avère toujours en deçà de ses modèles (Polanski et Villeneuve en tête) et paraît compenser son manque d’envergure par la multiplication de twists émotionnels et de ficelles scénaristiques. Se risquera-t-on à user la métaphore jusqu’à la corde ? Allez, oui : Le Successeur est un film cousu de fil blanc.