Une pensée pour Clermont 2012, pas un mauvais millésime, avec un ratio rassurant entre belles trouvailles, essais sympathiques et déchets. L’édition 2013, à cet égard, fut ce qu’il faut bien appeler une déception. Les découvertes rafraîchissantes y furent plus rares, cédant plus de place à ce que le court métrage, trop souvent vu comme un simple élément de CV de futur réalisateur de longs, peut favoriser de pire chez un cinéaste : la facilité — celle des discours, des effets, des postures vis-à-vis des personnages. Cette année, le court métrage s’est à trop de reprises présenté sous l’aspect auquel on tend à le cantonner : un bête tremplin pour le long, un exercice d’habilité narrative où l’honnêteté d’un regard jeté sur le monde, qu’il soit léger ou grave, ne serait qu’un piètre accessoire. Même la compétition « Labo », propice l’année dernière aux recherches formelles stimulantes, nous laissa quelque peu sur notre faim, gangrenée par des manques de réelle ambition narrative et esthétique derrière les bidouillages et les dispositifs.
Et puisqu’il s’agit de la racine primitive de ce festival, il faut dire quelques mots sur la compétition nationale — quelques gros mots, en vérité, si nous ne nous retenions pas. Car cette année à Clermont, le cinéma français montra un de ses visages les plus sinistres et, pire encore, il en tira parfois récompense au palmarès. Ce visage arbore le rictus satisfait de celui qui se gargarise de ses propres semblants d’audace, qui s’y vautrent pour faire oublier à quel point il n’a rien à raconter, rien à livrer de personnel, capitalisant tout sur la supposée nécessité de sa besogne et un calcul inavoué de la réaction du public. Il y a ceux qui se piquent de parler de « ce-dont-il-faut-absolument-parler » (les femmes battues dans Avant que de tout perdre de Xavier Legrand, gros gagnant de cette édition, ou encore la prostitution roumaine à Paris dans Solitudes de Liova Jedlicki). Il y a aussi (plus nombreux) ceux qui prétendent nous faire notre éducation sexuelle en faisant dans la transgression jusqu’au ridicule, mais qui, dans leur zèle, témoignent surtout de leur impuissance totale, de leur instrumentalisation des questions du sexe pour ne surtout pas affronter la réalité de leur sujet. Pourtant, on essaie toutes les positions, du plus cliché au plus tordu. On fait péniblement témoigner une prostituée de tous les sévices qu’elle a subis (Solitudes). On exhibe une créature de peep-show qui-n’est-surtout-pas-une-pute-mais-un-peu-quand-même, ambivalence de pure convention décrépite (Pin Up de François Gallou). On s’exile dans la moiteur exotico-misérabiliste de l’Asie du Sud-Est pour y découvrir sa sexualité, avec sodomie dans une ruelle en sus (No Boy de Nathan Nicholovitch). Une pré-ado étale un fond de capote sur son bas-ventre en espérant gagner en maturité (Musique de chambre de Julia Kowalski)… Derrière toutes ces simagrées et ces airs concernés, il n’y a hélas que la sécheresse d’élèves roublards désireux de se faire remarquer en se dispensant de réelles propositions, ne laissant à l’écran qu’effets-choc et chantage à la sensibilité. La catastrophe n’est évidemment pas généralisée, et même le sexe n’est pas condamné à rester un terrain pour mauvais cinéma gaulois (le film d’animation Tram, de Michaela Pavlatova, explore une voie nettement moins complexée et à l’impertinence plus salutaire), mais le tableau n’est quand même pas folichon.
Il est évidemment impossible de traiter ici la totalité des films vus. Dans les trois sections suivantes consacrées aux compétitions, nous avons donc opéré une sélection, tout à fait arbitraire, des films qu’il nous a paru le plus opportun d’évoquer, bons ou mauvais. Cela en laisse bien sûr pas mal dans l’ombre, et nos choix ne doivent en rien laisser préjuger de la qualité, toujours variable, des quelque 140 films omis.
Compétition nationale
Avant que de tout perdre de Xavier Legrand
Grand Prix, Prix du public, Prix de la jeunesse, Prix de la presse Télérama
Coup de cœur manifeste des jurys de la compétition nationale, Avant que de tout perdre n’est pas le pire représentant des tares de la sélection, mais il en reste bien symptomatique. Tandis qu’il raconte les péripéties d’une femme battue (Léa Drucker) qui, sur le chemin de la fuite avec ses enfants, doit passer à son travail toucher ses indemnités en catastrophe et ainsi perdre un temps précieux, le film ne peut s’empêcher, derrière la trame à suspense, de nous agiter le fait de société en filigrane pour s’assurer que nous nous sentions bien concernés par ce qui se passe, que ce soit par le mystère lourdement entretenu autour des raisons de la fuite ou par le portrait tout en clichés sociologiques du mari violent, en gros chasseur à chien vêtu de kaki avec le physique épais du pauvre Denis Ménochet. Le suspense sèchement entretenu sur l’issue de cette étape, puis les satisfécits décernés à cet exercice de sensationnalisme qui ne dit pas son nom (et qui ne rend aucun service aux victimes réelles de violences conjugales), se voient dès lors entachés d’une certaine obscénité.
Solitudes de Liova Jedlicki
Prix d’interprétation féminine pour Madalina Constantin, mention « Pialat » du jury national, mention du jury Télérama
Voici un spécimen plus percutant encore du dragage de fait divers dans un cinéma français à vocation télévisuelle. Ou comment, derrière un argument sur la barrière linguistique qui ne fait pas longtemps illusion (à Paris, un interprète roumain assure la communication entre des policiers et une prostituée ayant subi les plus atroces sévices), on se vautre jusqu’à la nausée dans la pornographie naturaliste, où la procédure policière et les difficultés de la traduction ne sont que des prétextes pour nous apprendre pesamment, dans le détail et plutôt deux fois qu’une, toutes les horreurs qu’on peut infliger à une femme qui fait le trottoir. Pourquoi pornographie ? Parce que derrière cette insistance, derrière la nécessité d’alerter que les auteurs nous brandissent, on ne perçoit rien d’autre que la satisfaction du détail sordide, le plaisir d’étaler de l’extrait de fait divers plus vrai que nature dans un dispositif de retransmission appuyée relevant de la télévision la plus médiocre (le commissariat pourrait sortir tout droit d’une de nos séries). Décidément, dans ce palmarès, les femmes ont bon dos.
Le Sens de l’orientation de Fabien Gorgeart
Prix spécial du jury
Les incursions du cinéma français dans la camaraderie masculine se font avec de trop rares réussites ces temps-ci (menace de complaisance dans la beauferie façon 15 août / Le Cœur des hommes) pour ne pas saluer la justesse, le goût pour le jeu et le discours jamais puant de la « bromance » de Fabien Gorgeart. Suivant les péripéties de deux potes (le couple habituel ou presque : le sérieux cachant son mal-être et le déconneur) à la recherche d’une église où le premier compte se marier, le film orchestre, par les oppositions entre les deux comportements, la mise à nu de deux angoisses face à une maturité pas évidente à accepter. Le programme est certes assez attendu, mais Gorgeart sait en faire un véritable périple en esquivant quelques clichés (l’antagonisme des deux hommes, qui pourrait annoncer un clash, au lieu de quoi cela se prolonge et se résout autrement) et surtout en accompagnant avec empathie l’errance entre jeux de grands gamins et choix d’adultes, jusqu’à un finale en forme d’adieu ludique mais non dénué d’émotion. Cela n’a rien d’une révélation, mais c’est nettement plus sincère et vivant que le gros de cette compétition.
Cadavre exquis de Léa Mysius
Prix de la première œuvre de fiction
Il faut l’avouer : une bonne partie du charme de ce film nous vient de la pensée ce qu’il aurait pu être, mais n’est surtout pas — un coup de bluff à l’audace putride sur le dos de l’enfance en quête de perte d’innocence (à la manière de son méprisable concurrent Musique de chambre évoqué plus haut). Pourtant, on y suit une fillette exagérément aventureuse qui trouve le cadavre d’une femme et, pas intimidée le moins du monde, déploie efforts et ingéniosité pour le ramener dans sa cabane, le nettoyer, le cacher, tâcher de le conserver… Or Léa Mysius capte le rituel avec une absence d’affect qui en désamorce tout le scabreux, et un regard dénué de toute pose discursive — d’autant que c’est tout naturellement que se dégage l’ambiguïté de cette innocence enfantine, jouant à la poupée avec une morte sans sembler se poser de questions, mais se sentant assez coupable pour dissimuler son activité. La fin, laissant attendre un prolongement de mystère criminel, évite malicieusement d’avoir à s’appesantir sur cette question qu’elle laisse ouverte. Cette semaine-là à Clermont, on aurait aimé voir un peu plus de cette légèreté.
Ce n’est pas un film de cow-boys de Benjamin Parent
Prix d’interprétation masculine : Finnegan Oldfield
Pas plus que Le Secret de Brokeback Mountain n’est un film de cow-boys, ce court métrage n’est un film sur l’acceptation de l’homosexualité, contrairement à ce que ses prémisses nous avancent. Un tandem de garçons et un autre de filles, chacun dans ses toilettes respectives du même lycée, commencent à parler de Brokeback Mountain qu’ils ont vu la veille à la télé. Un des garçons (Finnegan Oldfield, primé) finit par en faire une explication de texte à son copain, tandis que chez les filles la discussion dérive sur le père homosexuel de l’une d’elles. Si ces discussions manifestent un sujet ostensible (les réactions d’adolescents face à l’homosexualité), ce n’est pourtant pas sur ce sujet-là que les efforts de Benjamin Parent se font le plus remarquer. C’est plutôt sur l’image renvoyée de l’adolescent lui-même, du lycéen, figure que le scénariste-réalisateur tente, à travers ces quatre personnages, d’identifier par moult tics de langage et attitudes. Or au cinéma, c’est connu, plus les efforts de reproduction sont visibles, plus ils risquent l’échec : certes empruntés au réel, ces tics de « djeunz » sont ici accumulés de façon si académique et systématique qu’ils ne servent pas vraiment la vérité de ces personnages, dont ils ne font guère que des variantes des clichés éculés en vigueur sur cette tranche d’âge. Quel que soit son sujet, le film passe véritablement à côté.
Nous ne serons plus jamais seuls de Yann Gonzalez
C’est un tout autre portrait de la jeunesse que Yann Gonzalez nous propose, tournant le dos au naturalisme, pour un hédonisme clignant de l’œil à l’esthétique de Philippe Garrel avec son noir et blanc granuleux hanté par nul autre son que la musique du groupe M83. Cela aboutit aussi, et c’est malheureux, à une autre forme de complaisance dans une représentation préconçue. La première des deux scènes, une fête en un lieu souterrain, s’incarne pourtant assez bien à partir de ces choix esthétique, figurant un chaos sensoriel d’où émergent des instantanés de visages d’une jeunesse plurielle. Mais la seconde scène affadit l’ensemble en réduisant ce plus bel âge à une galerie de beaux visages fixant l’avenir avec détermination (face au soleil, évidemment), tombant dans ce que la première scène a su éviter d’être : un clip poseur.
Nos jours, absolument, doivent être illuminés de Jean-Gabriel Périot
mention « Depardon » du jury national
Quand, le 28 mai 2011, le documentariste Jean-Gabriel Périot capte un concert de détenus de la maison d’arrêt d’Orléans retransmis devant les murs, c’est aux visages des spectateurs qu’il s’intéresse. Qu’ils soient des proches ou de simples passants, il cherche sur ces traits des signes d’émotion, d’empathie de ceux du dehors avec ceux du dedans, du hors-champ. Les réactions sont diverses, parfois évidentes (comme les reprises en chœur des chants), parfois mystérieuses (comme ces regards de biais dont on ignore la cible : un autre spectateur, peut-être ? relations possibles entre les personnes présentes ?), l’écoute des chants semble avoir des échos divers, éveiller par ricochets des histoires inconnues. On peut regretter que dans son parti pris, Périot ne se soit pas intéressé à l’autre hors-champ, non devant mais derrière les spectateurs : aux passants qui ont dû, c’est certain, approcher ce spectacle puis détourner le regard et passer leur chemin ; c’eût apporté un contrepoint intéressant à cette vision de communauté. Le film ne tire pas moins, de cette relation de don et de réception entre libres et enfermés, des fragments d’humanité porteurs d’assez de reliefs et d’interrogations pour intéresser.
Ajoutons que Jean-Gabriel Périot était aussi présent dans la compétition Labo avec le beau The Devil, montage d’archives sur la lutte des Noirs américains contre la ségrégation dans les années 1960, montage qui fait de ces images et de ces sons un chant contestataire. On est là plus dans le clip que dans le documentaire, mais ce clip promeut moins la rage de l’époque qu’il n’en célèbre la musicalité véritable et implacable.
Souffre ! de Pamela Varela
Voilà ce qui peut se produire quand on se pique de parler social sans véritable et sincère relation à son sujet, juste parce que c’est dans l’air du temps, parce que les tendances d’un certain cinéma l’exigent. Le film de Pamela Varela ne démarre pas mal, pourtant. Tandis que délégués syndicaux et patronaux s’affrontent autour de la fermeture imminente d’une usine, l’héroïne, une ouvrière dont le travail a visiblement affecté la santé sans la prémunir contre la précarité, tâche de survivre, à distance de ce conflit, relativisant par son existence le caractère tranché de la lutte de classes qui se joue. Or la vision de cette question (la survie de l’individu dans la société) par la réalisatrice ne semble pas aller plus loin que ce constat, au vu de la queue de poisson pseudo-nihiliste facile et factice qu’elle nous balance en guise de fin, comme si elle allait de soi et devait tout résoudre, alors qu’elle s’apparente en vérité à l’échappatoire grossière d’une cinéaste qui, à force de jouer dans la zone grise et l’entre-deux, ne savait plus comment finir son film.
L’Étoile du matin de David Kremer
Dans les genres à usage principalement anglo-saxon et où a pu se risquer le cinéma français, on ne comptait encore guère les films basés sur l’artifice du found footage — prétendues traces vidéo dont un tel film serait le résultat de l’assemblage pour reconstituer, en général, le mystère d’une disparition, d’un meurtre ou de phénomènes étranges : bref, les films « à la » Blair Witch / Paranormal Activity. Dans L’Étoile du matin, c’est le journal filmé d’une jeune navigatrice qu’on a retrouvé sur son voilier désert perdu dans l’océan Indien, celui avec lequel elle avait entrepris le tour du monde en solitaire, sans escale ni assistance. Le genre du film très tôt cerné, son tout-venant nous incite à anticiper toutes les raisons fictionnelles possibles de la disparition de la jeune fille : accident, stationnement sur une île déserte, monstre marin, capture et sévices par des pirates ou de mauvaises rencontres façon Calme blanc etc. David Kremer a opté pour un déroulement dramatique réaliste (que nous ne détaillerons pas), et ça tient plutôt bien la route (enfin, le vent) tout en maintenant un réel suspense de survival, même si on le sent parfois hésiter entre son impératif réaliste et un désir de spectaculaire. Et puis, déflorons partiellement la fin : nous ne verrons pas le moment de la disparition de l’héroïne, la caméra étant détournée quelques instants auparavant. Par le vent ou par une main délicate ? La question à jamais sans réponse ajoute une ultime pointe de charme à un exercice de style qui aura conquis, non sans labeur, une certaine incarnation.
Compétition internationale
Welcome and… Our Condoleances (Bienvenue et… sincères condoléances) de Leon Prudovsky
Prix de la jeunesse
On peut dire que l’Israélien Leon Prudovsky aura été mieux accueilli à Clermont-Ferrand en 2013 qu’il ne le fut en France en 2010, quand les cinémas Utopia boycottèrent son long métrage À cinq heures de Paris pour protester contre le blocage par Tsahal d’une flottille qui tentait de briser le blocus de Gaza (incidents avec lesquels le film n’avait strictement aucun rapport). Bienvenue et… sincères condoléances est le second des deux films basés sur le found footage, avec le susmentionné L’Étoile du matin, mais à l’opposé du Français, on tient sans doute là le film le plus drôle vu dans les compétitions. Soit, en 1991, une famille de Juifs russes venant émigrer en Israël, alors qu’ils n’ont jamais parlé de leurs vies un mot d’hébreu. La procédure déjà pas simple (l’aéroport de Tel Aviv est surpeuplé de candidats à la Terre promise !) est encore compliquée par le décès de la vieille tante peu avant l’atterrissage ; la famille doit dès lors user des stratagèmes les plus éhontés et cocasses pour faire transiter le corps avec eux. Tout cela sous l’objectif facétieux du caméscope du fils dont le film adopte le point de vue subjectif, aux artefacts délicieusement nineties témoignant de la fragilité de la situation qu’il embrasse, observateur faussement neutre mais parfois sommé de se faire complice des subterfuges désespérés pour sortir de cet étouffant espace clos par la bonne porte. La mise à contribution du regard spectateur dans la danse ajoute un ressort comique efficace à un film qui, par ailleurs, s’appuie avec aplomb et justesse sur l’état de la diaspora juive cherchant aujourd’hui encore son rassemblement, les chocs culturels entre Juifs que celui-ci occasionne et la bureaucratie qui le régule.
Girl of Wall (La Fille du mur) de Yuji Harada
Prix des médiathèques
Les aventures d’une jeune fille solitaire et négligée, amoureuse silencieuse du livreur qui dessert le lieu de travail où elle se morfond, et dont le seul hobby consiste à publier sur son blog des photos d’elle embrassant des murs. À travers son portrait et celui d’un fan dudit blog, difficile de dire si le regard du réalisateur sur ces personnages pas si bien dans leur peau et peu intégrés dans la société est une connivence sincère ou une forme de condescendance moins sympathique.
Noodle Fish (Poisson nouille) de Kim Jin-man
La prouesse technique et esthétique est assez remarquable pour être signalée : voici un film qui, à l’exception d’une séquence finale en prise de vue réelle tout à fait justifiée, a été entièrement tourné en animation image par image sur la base de reliefs sculptés sur des surfaces de… pâtes juxtaposées. Le choix se révèle plus qu’adéquat pour conter l’histoire d’un petit poisson qui, luttant dans une chaîne alimentaire impitoyable, tâche d’explorer son environnement jusqu’aux extrêmes, sous l’eau… et au-dessus.
Tender (Tendresse) de Jessica Redenbach
Le postulat de ce court métrage australien ressemble à s’y méprendre à celui d’Intimité de Patrice Chéreau — et ce n’est pas un compliment. Un homme et une femme, donc, entament une relation qu’ils envisagent comme purement sexuelle — et les deux films ne se privent pas, dès lors, de quelques passages bien torrides. Mais un beau jour, naît sournoisement entre eux ce que les clichés puritains ont l’habitude de dresser comme antagoniste du sexe débridé : les sentiments. La seule vraie différence de Tender avec Intimité est que le premier se conclut sur un autre cliché bien connu, sociologique cette fois, à propos du couple : l’homme, dès qu’il se sent menacé par cette évolution de la relation, se réfugie devant un match à la télé, tandis que la femme (porteuse de sentiments vrais et purs, comme chacun sait…) se morfond. Tant d’efforts et d’œillades pour finir sur le facile Post coïtum animal triste : rien de très original ni de très enrichissant.
Sessiz / Be Deng (Silencieux) de L. Rezan Yesilbas
Se tisse ici un conte tout en délicatesse sur la lutte discrète contre l’oppression (en l’occurrence celle des Kurdes par les Turcs) où, entre diverses actions du quotidien et/ou de résistance (passer des chaussures via un parloir de prison au nez et à la barbe des gardiens), on est pris dans le suspense de l’attente du moment où vont retentir les premiers mots en une langue opprimée, ciment de l’identité d’un peuple.
45 Degrees (45 degrés) de Georgis Grigorakis et Fishing Without Nets (Pêche sans filets) de Cutter Hodierne
Voici deux exemples de sociologie de comptoir mis en place avec le plus sérieux, basés sur des arrière-plans bien actuels — la Grèce en crise pour 45 degrés, la piraterie au large de la « corne de l’Afrique » pour Fishing Without Nets. Leurs symptômes sont communs : ils usent très discrètement mais visiblement d’un arsenal d’effets esthétiques pour marquer leur efficacité, tandis qu’ils déroulent dans les bouches de leurs personnages un discours unique et discutable mais jamais discuté sur l’état de la société et la violence qui en découle — discours qu’ils laissent accréditer sans brocher. Donc si on résume : en Grèce, c’est la précarité qui expliquerait la montée de la violence xénophobe ; tandis qu’en Somalie, le seul moyen de gagner sa vie serait la piraterie. On applaudit des deux mains cette clairvoyance imparable qui n’appelle nul autre complément d’enquête…
A Society (Une société) de Jens Assur
Après Le Dernier Chien du Rwanda et Killing the Chickens to Scare the Monkeys (sélectionné l’an dernier), Jens Assur conforte sa position de réalisateur prétendant à un travail esthétique sur son observation de l’état du monde. Position contestable, le narcissisme de l’auteur prenant le sujet en otage. A Society orchestre un huis clos entre immigrants clandestins d’Afrique noire dans l’obscurité — trouée de quelques rais — d’un camion de marchandises roulant à travers l’Europe. Dans cette atmosphère confinée esthétisée par le noir et blanc, chacun y va de son couplet sur ce qu’il était avant l’exil, nourrissant un petit théâtre enluminé autour de l’idée d’un immigrant pas si lisse et miséreux que les médias européens ne le dépeignent (idée bien sûr défendable, mais amenée de façon trop appuyée et artificielle pour être honnête). Moins « gadget » que Killing the Chickens… et son montage chronologique inverse, A Society n’en prolonge pas moins une œuvre assez douteuse où l’artiste auto-proclamé, prenant pour prétexte les atteintes à la dignité humaine, ne travaille en vérité qu’à préserver son propre petit statut.
Compétition Labo
A Story for the Modlins (Une histoire pour les Modlin) de Sergio Oksman
Grand Prix, Prix du public
Sergio Oksman prétend qu’un jour, dans une rue de Madrid, il trouva des poubelles remplies de traces, notamment photographiques, de la vie d’une famille venue des États-Unis. Le film qui en résulte est le simple défilé de ces traces photographiques, picturales, vidéo, accompagnées d’une voix off qui les relie en une chronique sobre mais évocatrice, les seules preuves de l’histoire d’une famille marquée par le pire fléau que puisse craindre un Américain : l’échec. Il y a le père, Elmer, acteur que l’histoire du cinéma ne retient guère que pour une apparition de figurant à la fin de Rosemary’s Baby. Il y a la mère, Margaret, artiste peintre qui connut son l’heure de gloire trop tôt et trop fugacement. Et il y a Nelson, le fils qui, après avoir posé plusieurs fois comme modèle pour sa mère, décida un jour de quitter la maison avec fracas pour des activités inconnues, et finit par mourir avant son cinquantième anniversaire, devançant ses parents… Ces traces, alignées par un Oksman se refusant à la reconstitution et à l’extrapolation, constituent la chronique d’un enquêteur sur des gens qui avaient manqué le coche de la gloire, qui le savaient et qui (la dernière vidéo est frappante sur ce point) supportaient cette situation en se raccrochant à leur attachement l’un pour l’autre.
Sizígia de Luis Urbano
Prix spécial du jury
Architecte de formation, le Portugais Luis Urbano (à ne pas confondre avec son homonyme producteur, collaborateur de la société O Som e a Fúria qui produit notamment Miguel Gomes) a trouvé à filmer un cadre fascinant dans une piscine de marée aux nombreux recoins. Reconstituant son processus de nettoyage par un employé solitaire, mettant en évidence la façon dont les sons (marée, radio du personnage, frottements des outils) meublent le silence dans l’espace fragmenté de l’installation, le film formule un fascinant témoignage de la solitude ordinaire du travailleur, comme peuvent l’être à leur façon les films de Yuri Ancarani (voir ci-après).
Piattaforma Luna (Plate-forme Lune) de Yuri Ancarani
Le nouveau film de Yuri Ancarani était peut-être bien notre plus grosse attente de ce festival, un an après un Grand Prix Labo mérité pour Il Capo. Piattaforma Luna, qui s’intéresse à une équipe de plongeurs sous-marins, est peut-être moins spectaculaire et moins évident que son précédent portrait de contremaître de chantier en sémaphore taiseux, mais confirme bel et bien le documentariste italien comme un observateur attentif du rapport entre l’homme et la technique. Après cet étonnant plan d’ouverture montrant, au sein du décor métallique de la plate-forme sous-marine, le bref instant de répit qu’un homme s’accorde dans la méditation bouddhiste, le film démarre par l’enregistrement de la vie trop bien réglée à bord, souvent captée à travers le cercle contraignant des entrées des pièces, où pratiquement chaque mouvement est soumis à une validation via un micro par un centre en surface (hors champ), rapport hiérarchique à une entité à l’expression mécanisée évoquant irrésistiblement celui de certains équipages spatiaux de cinéma à l’intelligence artificielle de leur vaisseau (« Hal » dans 2001, l’Odyssée de l’espace, « Mother » dans Alien). Puis, quand les plongeurs finissent par sortir travailler dans les profondeurs, le ton change, le silence se fait, au poids du métal peint en blanc succèdent des ténèbres libératrices tandis que les hommes travaillent au couteau, libres de ne plus rendre de comptes. Comme le contremaître d’Il Capo, les plongeurs de la plate-forme Lune (et peut-être Ancarani avec eux) trouvent visiblement leur réconfort dans les ombres de la nature, à l’abri de la lumière qui expose et de la mécanique qui contraint.
Men of the Earth (Les Hommes de la terre) d’Andrew Kavanagh
Comme At the Formal que le même Andrew Kavanagh avait présenté à Clermont l’an dernier, Men of the Earth se plaît à mettre en scène des rituels primitifs au sein d’activités humaines trompeusement sophistiquées (une célébration étudiante dans le précédent, une activité de chantier ici). L’idée est intéressante, mais les débouchés en sont incertains entre les mains de petits malins comme Kavanagh. On n’avait pas du tout aimé At the Formal qui, après un plan-séquence au ralenti portant bien l’attention sur le caractère rituel qui accompagne toute coutume (a fortiori une fête étudiante avec uniforme), se concluait sur une scène-choc sur-signifiant le tout et s’apparentant à un ultime effet de manche bien antipathique. On commence par prédire le même destin funeste à Men of the Earth, qui s’ouvre précisément sur un long plan nous baladant à travers le chantier et ses ouvriers affairés jusqu’à aboutir à l’un d’eux dans une activité moins orthodoxe. Or passé cette inquiétante entrée en matière, Kavanagh crée la surprise en cessant de la jouer à l’esbroufe, dévoilant ses cartes plus tôt que prévu et favorisant notre admission à cet univers primitif secret caché derrière l’insoupçonnable grouillement humain. Il y a toujours chez ce cinéaste un amour assez agaçant de sa propre virtuosité, mais au moins, cette fois, l’amène-t-elle à quitter toute démonstration pour raconter quelque chose.
Liza, Namo ! (Liza, rentre à la maison !) d’Oksana Buraja
Quand la petite Liza fugue, la caméra respecte son échappée et ne la suit pas, se contentant de faire entendre les appels de sa mère. Et Liza fugue souvent. Pourquoi ? Difficile à expliquer, mais le film tente d’en dessiner quelques indices. Sa mère la réprimande sèchement, mais à supposer qu’elle prend des sanctions, on ne les verra jamais. Le récit ménage pas mal d’ellipses entre les scènes, donnant l’impression que les rapports entre la fillette et les grandes personnes qui l’entourent n’en sont pas vraiment changés, la vie non plus, que l’inquiétude ne dure jamais longtemps, comme si cette instabilité enfantine entrait finalement dans la routine, à moins que les grands ne s’avouent simplement désarmés face à elle. Il y a de l’amour dans ce foyer, mais personne ne sait voir chez Liza cette distance, cette méfiance à l’égard de l’ordinaire des adultes, cette marginalisation sourde de la communauté. Le film se ferme comme il s’est ouvert : elle fugue toujours. Sans début ni fin marqués, Liza, Namo ! offre cependant, comme « au passage », un poignant portrait d’enfant s’interrogeant sur sa place dans la vie (terrain où il fait valoir son identité aux côtés de l’affreux Musique de chambre et du délicat Cadavre exquis).