La semaine dernière, sortait un documentaire brandissant pour sujet la négation du génocide arménien, mais qui finissait par parler surtout de la Turquie, grossièrement décrite comme une nation de bouchers, de menteurs et d’amnésiques. Un tel précédent nous rend assez satisfaits de découvrir ici, venant de Turquie (même d’une de ses minorités : Özcan Alper est un Arménien hamchène de l’extrême nord-est du pays), une forme de démenti — en tout cas un signe que même dans ce pays soumis à l’infâme « article 301 » (interdiction de dénigrer la nation, l’État, l’armée ou la police sous peine de prison), affronter une mémoire dérangeante reste possible. Voire en faire du cinéma.
Exhumation
L’usage du format d’image 2,35 paraît un peu cliché, mais produit ici son effet. On sait le cadre allongé généralement associé aux grands espaces contemplés (dans les westerns) ou parcourus (dans les road-movies), et par de plus radicaux comme Fritz Lang « aux serpents » et « aux enterrements ». Dans Le temps dure longtemps qui use largement des travellings latéraux pour suivre les parcours, il s’agit précisément de capter, à travers un espace à rendre signifiant (le Kurdistan turc), rien moins qu’une marche funèbre.
L’héroïne Sumru, étudiante en ethnomusicologie à Istanbul, vient d’être plaquée sans explications par son amant kurde. C’est cependant au cœur des racines de celui-ci, dans la ville de Diyarbakır, qu’elle vient travailler pour sa thèse en enregistrant des élégies locales. À saisir ainsi l’expression d’âmes en peine, son enquête déborde vite du cadre universitaire. Armée de son micro-pistolet (comme dans cet amusant plan-séquence où elle erre sur les toits avec cet engin, telle une menace pour la quiétude des habitants), ce sont les sons de la ville qu’elle en vient à enregistrer. Puis, avec le concours d’Ahmet, vendeur de DVD pirates crânement auto-proclamé « directeur de cinémathèque », elle finit par recueillir, en sons et en images, les témoignages d’exactions de l’armée, de la police et des paramilitaires turcs sur la population kurde, des années 1990 à nos jours. Ainsi le film d’Özcan Alper met-il assez vite, prudemment mais sûrement, les pieds dans le plat d’un regard critique sur l’œuvre d’unité nationale kémaliste : on y parle quatre langues locales ; la menace d’État n’est jamais nommée, mais clairement désignée, notamment par des images d’archives et la désignation des euphémismes officiels (« assassinés par des groupes armés inconnus », etc.) ; et un personnage de vieil Arménien ose même mentionner le génocide de 1915. L’évocation des horreurs de la guerre sans nom ne se départit pas d’une certaine pesanteur dans la compassion mémorielle (le conventionnel mur de photos de victimes en arrière-plan de chaque témoin intervenant face caméra). Mais par ailleurs, la mise en scène épurée et frontale du travail de recherche et d’enregistrement dans sa durée, travail mené par des personnages assez intéressants pour lui donner des accents pertinents (surtout Ahmet, « détective » de l’image à la fois frondeur et tourmenté), fait signe de l’honnêteté du devoir de mémoire derrière les dispositifs de circonstance, tout en rendant plus prégnant ce que les personnages mettent au jour.
Douleurs silencieuses
Travail dans la durée : pas aussi caricatural que son titre français fruit d’une traduction approximative, Le temps dure longtemps donne chair à la longue quête de Sumru (trois ans) en mettant l’accent sur le facteur temps, en de longs plans signifiant l’attente au milieu de l’action, le silence au cœur de la parole. On est évidemment tenté de rapprocher Özcan Alper d’autres cinéastes turcs, au hasard Ceylan et Kaplanoğlu qui, eux-mêmes inspirés par Tarkovski, ont fait du travail du temps un facteur primordial de leur cinéma, poussant parfois l’expérimentation jusqu’à la caricature (Les Trois Singes). Cependant, Alper ne pousse pas le chronomètre aussi loin que ceux-là : juste assez pour que le spectateur prenne conscience de ce facteur et de ce qu’il laisse transparaître, les attentes, les hésitations, les non-dits. Il y a beaucoup d’attentes et de silences dans le film, comme quand les protagonistes restent éveillés au milieu de la nuit chacun de son côté (Sumru est seule, pour Ahmet c’est tout comme), ou quand ensemble ils devraient se parler et ne le font pas. Survenant au cœur du progrès de leur enquête, ces moments d’inertie s’emplissent naturellement de tout ce que celle-ci ne saurait matérialiser, faute de mots ou d’images : les douleurs individuelles (perte d’un amour) et collectives (sentiment de compter parmi les persécutés) qui les empêchent alors d’avancer, de s’exprimer, de se trouver l’un l’autre. L’efficace ébauche de film-dossier se double alors d’un drame d’autant plus poignant qu’il semble tâcher désespérément de se contenir.