Par bien des aspects, Le Mépris apparaît dans la filmographie de Godard comme son film le plus « grand public ». D’abord parce qu’il s’agit d’une adaptation, genre dont Hollywood, où JLG fait son film, raffole. Et ensuite parce qu’il met en scène Brigitte Bardot, déjà perçue comme une icône sensuelle, doublée d’une garantie de succès populaire. Enfin, parce que le propos du long-métrage est l’un des plus clairs du réalisateur, annonçant sa ligne esthétique à venir : la mort du cinéma, parallèlement à celle d’un couple.
En réalisant Le Mépris, Godard semble tourner le dos à tous les éléments qui ont motivé les cinéastes de la Nouvelle Vague : il réalise l’adaptation d’un roman (signé Alberto Moravia), dispose d’un budget plus qu’important pour l’époque, et choisit des acteurs réputés pour son casting, avec en premier lieu Brigitte Bardot, « la femme la plus photographiée du monde », Michel Piccoli, Jack Palance et bien sûr le réalisateur Fritz Lang. Quelques mois plus tôt, Les Carabiniers (1963) a marqué le premier véritable échec de Godard. À la guerre, qu’il évoquait ouvertement, il substitue les passions, et au monochrome académique, le Cinémascope. Peu remarquée à l’époque (les critiques sont mitigées), la rupture soudaine d’avec le film précédent est frappante. Aux femmes mutines et plutôt espiègles, il préfère également une femme fatale. Avant Les Carabiniers, le tournage de Vivre sa vie (1962), qui vient clore la première série de films avec Anna Karina, s’est terminé sur une fausse couche de cette dernière, et des tensions entre elle et Godard. Avec Camille, dactylo blonde, le réalisateur rompt totalement avec ses habitudes : il la montre totalement dénudée dès la première scène du film, scène intégrée au montage final selon le souhait des producteurs (qui voulaient voir « le cul de Bardot »), mais bien tournée dès la première version du long-métrage par Godard.
Le réalisateur, par ailleurs, ne dissimule pas son intention première : après un générique audio qui semble lu par Godard lui-même, il cite André Bazin : « Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs », avant d’ajouter « Le Mépris est l’histoire de ce monde ». L’intention se révèle plutôt transparente, et la seule présence de Fritz Lang renforce la conviction que, dans le film, Godard évoque surtout sa carrière et sa vision du cinéma. Dans une émission de la série Cinéastes de notre temps, créée par André Labarthe, celui qui a signé M le Maudit explique à Godard que le réalisateur doit être un psychanalyste, et la séance personnelle de JLG se déroule de toute évidence à Capri, dans la villa Malaparte. Paul (Michel Piccoli), le scénariste mal à l’aise avec son travail à Hollywood, tenté par l’engagement sans vraiment l’assumer (la carte du Parti Communiste italien trouvée par son épouse dans sa poche), ressemble beaucoup au réalisateur, aussi bien dans son physique que son comportement. Élève et maître, en somme, associés pour une adaptation de L’Odyssée d’Homère : Godard classe Lang parmi les réalisateurs historiques de l’âge d’or du cinéma, avec Dreyer et Abel Gance, et joue d’ailleurs le rôle de l’assistant de Lang dans le film.
Cette adaptation de L’Odyssée, comme celle du Mépris, se déroule sous les yeux cupides d’un producteur américain, celui-là même qui jettera le doute dans le couple formé par Camille et Paul. Si l’imbrication du cinéma et du couple dans le scénario est plutôt équivoque, l’usage de la couleur, et surtout du Cinémascope, donne au film un cadre de western, utilisé pour renforcer la tension d’une longue séquence en appartement, version anxiogène des discussions matrimoniales d’Une femme est une femme (1961). Raoul Coutard, directeur de la photographie, réalise un nouveau tour de force, après les tournages en pleine rue, en utilisant une caméra Franscope, dénuée de viseur pour les zooms. Le champ, bien plus large que dans les films précédents de Godard, autorise la mise en scène la plus audacieuse d’une situation déjà présentée par nombre de films, y compris italiens (Voyage en Italie de Rossellini, par exemple), tandis que Godard entame son travail sur les couleurs primaires (en peinture !), rouge, bleu et jaune, qui culminera avec Pierrot le Fou (1965) ou Made in USA (1966).
Toujours dans l’émission Cinéastes de notre temps qu’il tourne avec Fritz Lang, un Jean-Luc Godard intimidé révèle qu’il ne sait pas pourquoi il fait des films. Difficile d’y croire, tant l’exposition de ses doutes personnels dans Le Mépris, comme pour les exorciser, y est flagrante. Mais c’est justement ce doute, plus que celui qui s’immisce au milieu du couple, qui constitue la substance du film, dans lequel Godard figure la mort du cinéma par l’abnégation d’un grand réalisateur au sein d’une superproduction. Contrairement à celle du couple, son histoire continuera, mais dans une direction que Godard ne suivra pas forcément.