S’il n’a jamais atteint le symbolisme des films de John Ford et l’âpreté de ceux d’Anthony Mann, Fred Zinnemann a pourtant réussi à ériger Le train sifflera trois fois au rang des westerns mythiques. La contrainte que s’est imposée le réalisateur – une seule unité de lieu et de temps – a très certainement encouragé les trouvailles visuelles et participé au succès de l’œuvre.
L’ouverture du Train sifflera trois fois pourrait servir de cas d’école tant le scénario et la mise en scène mettent habilement en place un nombre d’enjeux à dérouler dont on imagine assez facilement que leur convergence s’effectuera lors du fameux climax. Le point de départ est simple : Will Kane (Gary Cooper), un shérif dans la force de l’âge, décide de remettre son insigne le jour où il épouse la jeune et belle Amy (Grace Kelly). Ses projets de retraite paisible sont malheureusement contrariés : un bandit qu’il a autrefois condamné revient pour se venger. Le temps qui lui est imparti – à peine plus d’une heure – devra lui suffire à convaincre quelques hommes de se joindre à lui pour contrer l’arrivée du bandit et de ses complices. À cette course contre la montre et contre la mort, vient se greffer une galerie de personnages dépassant tant bien que mal les archétypes (l’épouse éplorée, l’ancienne amante courageuse mais résignée, le jeune chien fou qui agit plus vite qu’il ne pense, etc.) pour venir étoffer ce dispositif bien huilé qui a conduit le film sur les rails du succès.
Les longs-métrages qui font de leur durée une seule et même unité de temps sont suffisamment rares à l’époque pour qu’on le souligne. Il faut reconnaître que la lourdeur du matériel d’alors ne permettait que très rarement une prise de vue en direct et que les différents choix de temporalité devaient obéir à des règles très strictes. Alfred Hitchcock s’essaya au subterfuge dans La Corde en tentant de faire croire (au détour de quelques raccords et d’une coupe dans le plan) que le film avait été tourné d’une seule traite. Fred Zinnemann, moins ambitieux, ne joue jamais aux illusionnistes : son film est donc minutieusement découpé pour que la tension monte à mesure que s’écoulent les minutes. Si l’unité de lieu est globalement respectée (la majeure partie des scènes se déroulent dans une petite bourgade de l’ouest américain), c’est bien la question du temps qui opère en tant que passage-témoin entre les différents personnages et les scènes qui leur sont consacrées. Les plans sur les roues de carrioles lancées à vive allure et les amorces sur les multiples horloges que scrute chacun sont autant de rappel à la réalité d’un temps qui s’échappe, d’une échéance qui s’approche. Le film vise donc avec une certaine efficacité à sa propre finalité, à la résolution d’un enjeu de départ qui fait l’objet d’un compte à rebours.
C’est probablement ce programme savamment anticipé qui fait parfois la limite du film. En marge de ce suspense, les personnages peinent parfois à s’incarner totalement, la faute à quelques passages obligés que Zinnemann aborde avec un peu trop de sens pratique (la déclamation du shérif dans l’église, par exemple) pour donner à son film toute l’amertume espérée. Cette réserve est d’autant plus prégnante que la confrontation finale – attendue avec inquiétude pendant une bonne heure – n’atteint pas les sommets promis. Finalement, le climax du film est à chercher un peu plus tôt, lors de la très belle scène où Will Kane croise dans les rues désertes sa jeune épouse et son ancienne amante conduisant une carriole : la découpe des plans, le champ-contrechamp triangulaire et le travelling arrière en disent finalement bien plus sur la solitude d’un homme que l’honneur a isolé des siens, et qui semble soudainement prendre conscience qu’être mortel ne fait pas de lui le héros que n’a jamais cessé de nous dépeindre la mythologie du cinéma. S’il faut reconnaître que le film a probablement été un brin surestimé, il convient de revoir, au moins pour cette seule scène, Le train sifflera trois fois.