Il est des idées reçues qui ont la dent dure. Comme celle qui voudrait que La Corde, échouant en quelque sorte là où L’Arche russe de Sokourov a réussi, soit une tentative de plan unique. Qu’est-ce qu’on leur fait, aux idées reçues ? On leur tord le cou.
Grand cinéaste obsédé par l’expérience visuelle, Hitchcock n’a cessé, tout au long de son œuvre, de problématiser la place du spectateur en s’amusant discrètement avec la proverbiale transparence hollywoodienne. Avec La Corde (1948), il pousse l’expérience très loin. Pour qui persiste à voir en lui un plan-séquence raté, le film recèle de fait plus d’une surprise. Porter un œil attentif à sa structure, au risque du formalisme, c’est mesurer qu’il vaut beaucoup mieux que la prouesse technique un peu vaine à laquelle on le ravale souvent avec condescendance. Et si La Corde, se livrant à un drôle de jeu avec le regard du spectateur, assumait toutes ses coupes de montage ?
On ne va pas jouer au petit malin prétendant transformer en révélation fracassante ce que tout le monde sait déjà : à savoir que La Corde n’est pas vraiment un plan unique. Nombreux, pourtant, sont ceux qui croient qu’il n’est qu’une suite de plans-séquences durant le temps d’une bobine, dont les coupes sont camouflées par un noir maladroitement justifié par le passage de la caméra derrière le dos d’un personnage. C’est en partie le cas, mais seulement une fois sur deux. Il existe en effet dans le film, entre deux coupes dans le noir, des coupes non dissimulées, elles aussi liées à une fin de rouleau de pellicule au moment du tournage, mais marquant également le moment où le projectionniste change de bobine – cette dernière pouvant contenir, à l’époque où le film est tourné, l’équivalent de deux magasins de caméra. Cela, d’aucuns l’ont vu mais n’en font pas grand cas.
Les nœuds de La Corde
(Le minutage qui suit se rapporte au film tel que présenté sur le DVD de « La Collection Hitchcock » chez Universal, et inclut l’indicatif de la major précédant le générique.)
- (a) 0h02m24s : 1e coupe franche. Celle-ci n’est jamais passée inaperçue, mais on ne lui a pas prêté beaucoup d’attention, considérant qu’elle séparait le générique du film à proprement parler. Elle a pourtant toute sa place dans le dispositif mis en place par Hitchcock.
— (b) 0h11m35s : 1e coupe dans le noir. La caméra passe derrière Brandon.
— © 0h19m07s : 2e coupe franche. Kenneth regarde vers l’entrée ; raccord sur Brandon et Phillip s’y dirigeant pour accueillir Janet.
— (d) 0h26m07 : 2e coupe dans le noir. La caméra passe derrière Kenneth.
— (e) 0h32m58s : 3e coupe franche. Phillip crie et se tourne vers Brandon ; raccord sur Rupert, qui tourne son regard vers Phillip.
— (f) 0h42m32s : 3e coupe dans le noir. La caméra passe derrière Brandon.
— (g) 0h49m49s : 4e coupe franche. Phillip, Rupert et Brandon regardent tous trois Mme Wilson ; raccord sur Mme Wilson.
— (h) 0h57m17s : 4e coupe dans le noir. La caméra passe derrière Brandon.
— (i) 1h06m59s : 5e coupe franche. Brandon agrippe son revolver dans sa poche ; raccord sur Rupert, qui remarque ce geste suspect.
— (j) 1h11m27s : 5e coupe dans le noir. La caméra passe derrière le coffre, dont Rupert soulève le couvercle.
Personne ou presque, dans la littérature consacrée au film ou à son auteur, n’a mentionné les coupes franches (c, e, g, i). Dans la première monographie sur Hitchcock, Chabrol et Rohmer les remarquent, parlent bien de raccords de regard, de contrechamps, mais ne jugent pas nécessaire d’en tirer des conséquences. Pour eux, ce ne sont là que des impératifs liés à la technique ; il faut donc fermer les yeux et se concentrer sur la supposée intention : le plan unique. A tel point que plus personne, à leur suite, ne se penchera sur ces raccords. Ce n’est que près de trente ans plus tard qu’il leur est de nouveau fait allusion. Dans son bel article écrit à l’occasion de la réédition du film, Jean-Pierre Coursodon ne repère toutefois que « deux ou trois » entorses à l’« astreignante règle du jeu » à laquelle, « pour l’essentiel », Hitchcock se serait « tenu de la façon la plus stricte ». Encore une fois, c’est la tentative de plan unique qui conditionne la vision du film.
Un seul exégète a tenté de redonner leur place aux coupes franches dans la vision de La Corde. C’est Philippe Mather, dans un texte publié en 1993 dans le n° 3 de la revue Cinémathèque. Si son apport dans la saisie de ce film mythique, copieusement commenté mais encore victime de malentendus, est décisif, Mather ne lui rend pas pour autant entièrement justice. Entendant prouver qu’il s’agit d’une expérimentation ratée, d’un épate-collègues sombrant dans l’aporie esthétique, il martèle en long, en large et en travers pourquoi, selon lui, Hitchcock s’est planté. Son argument, du reste, ne manque pas d’intérêt.
Replaçant le film dans l’histoire des formes cinématographiques, il note d’une part que ce sont les coupes franches qui passent le plus inaperçues. À cela, une raison : le raccord de point de vue est une figure à laquelle le spectateur de 1948, fort de cinquante ans d’élaboration puis d’affinage de la syntaxe cinématographique classique, est plus qu’habitué. Paradoxe ou non, il le digère sans sourciller quand un long plan tortueux lui titille la perception. D’autre part, ce même spectateur a une expérience du noir au cinéma qui le lui fait ressentir comme une ellipse : depuis Griffith, en effet, le fondu au noir entend immanquablement signifier une ellipse spatiale ou temporelle. D’où, selon Mather, l’échec de La Corde : lorsque la caméra passe derrière la veste d’un personnage, Hitchcock espère que le spectateur ressente, confusément et simultanément, la jubilation de l’effet à demi camouflé et la continuité souveraine de la narration. Or ce passage au noir, assimilé à une ellipse par la mémoire inconsciente du spectateur de cinéma, annule la continuité, interrompt la narration – ruine l’effet escompté.
Ne croyez jamais un cinéaste qui parle
Hitchcock, offrant probablement aux critiques ce qu’ils voulaient entendre, a lui-même dénigré l’expérience qu’il avait tentée. Même face à Truffaut – lequel, le cul entre deux chaises, cherche des excuses au maître en faisant valoir la concrétisation du rêve de tout cinéaste, qui serait de tout saisir d’un seul élan, tout en faisant l’éloge de l’inusable et irremplaçable découpage classique –, le bonhomme se bat la coulpe. Mais l’oncle Alfred est malin, nul ne l’ignore. Se serait-il vraiment laissé étouffer par les contingences techniques de sa gageure ? Nul n’est infaillible, certes, mais peut-être serait-ce là le sous-estimer. On ne saura jamais si Hitchcock disait vrai ou s’il a roulé son monde, mais on n’est pas obligé de le croire. Quand bien même il aurait été sincère, nul n’est tenu d’être d’accord avec lui…
Et si l’on retournait le raisonnement de Mather à l’avantage du film ? En vertu de l’accoutumance à la grammaire classique du cinéma, les raccords de point de vue passent inaperçus (c’est d’ailleurs pour cela qu’on en a si peu parlé). Mais ils sont là ; et l’on verra plus tard qu’ils font sens. Quant aux passages au noir, ils font l’effet d’ellipses, oui, et sont faits pour être vus. Leur maladresse n’est-elle pas un brin excessive ? Visible et sensible, de fait, tout le monde s’accorde sur ce point ; mais involontaire… ?
Admettons, l’attirail technique de 1948 devant être encombrant et les trucages limités, qu’il ait vraiment été impossible d’obtenir des passages plus fluides et de masquer les coupes. Ne peut-on imaginer que Hitchcock en ait fait son parti ? Si bien que « les raccords cachés de La Corde », pour reprendre le titre du texte de Philippe Mather, ne sont pas les passages au noir sur lesquels s’attarde l’auteur, mais bien plutôt les coupes franches. Hitchcock se doutait, bien sûr, que la plupart des spectateurs n’y feraient pas attention, mais il n’était sûrement pas naïf au point de croire que, ni vu ni connu, tout le monde n’y verrait que du feu… Pour les petits curieux qui y regardent de près, il a donc conçu une curieuse structure dont personne ne semble avoir jamais parlé.
La Corde a des yeux
Premier plan du film : plongée sur une rue, générique. Quelques passants, puis la caméra pivote, balaie un balcon et remonte vers une baie vitrée dont les rideaux sont fermés. Elle pouvait très bien panoter sur la ville, l’immeuble, atteindre plus simplement cette baie vitrée. Mais non, le nez collé au sol, elle a délibérément choisi de raser cette terrasse sur laquelle il n’y a rien à voir. Si bien que, l’espace d’un court instant, le champ est presque obstrué, furtivement investi par un gros plan sur des graviers assombris par l’ombre de la rambarde – un passage au noir en situation, en somme, qui préfigure en quelque sorte ceux qui vont suivre. Puis la caméra s’attarde quelques secondes sur la baie vitrée aux rideaux fermés, créant une attente décuplée par l’arrêt soudain de la musique. Un cri se fait entendre.
Comme l’a souligné Jean-Pierre Coursodon : « notre désir de savoir ce qui se passe derrière ces rideaux va être satisfait, mais ce sera au prix (…) de notre liberté. (…) L’innocent spectateur est déjà complice. » Complice et prisonnier : sommé d’assumer un désir qu’on lui a imposé. C’est la perversité de Hitchcock, qu’il convient toutefois de ne pas tenir pour de la roublardise. Car pour être pervers, il n’en est pas moins gentleman : il a l’élégance d’exposer ce qu’il fait. Chaque mouvement, chaque cadrage s’affirme comme un choix ; ce qui y est vu l’est au prix de ce qui ne l’est pas. Pas de tromperie sur la marchandise, on peut s’abandonner avec délice, cobayes consentants d’une vertigineuse expérience.
Une attente, donc. Un désir de voir attisé, puis comblé : la caméra passe de l’autre côté. Coupe (a). Macabre récompense : Brandon et Phillip étranglent leur camarade David, qui succombe dans un atroce rictus et se mue en un flasque fardeau. En raison de l’attente, de l’enchaînement des plans, on pense se trouver juste derrière les rideaux, dans le même axe, comme si la caméra venait de les traverser. Mais on remarque bientôt lesdits rideaux au fond du champ. On a donc opéré un saut de 180°. Nous voilà avertis : il sera question de l’attente du regard. Ce bon vieux regard, tarte à la crème de la théorie du cinéma qui ne saurait faire sujet en soi mais reste le meilleur vecteur d’intensification des enjeux embrassés par un film, et un baromètre infaillible de l’intelligence instinctive d’un metteur en scène. À travers les longs plans en mouvement et les regards des personnages, Hitchcock va nous donner une conscience permanente du hors-champ, nous faire attendre un raccord de point de vue qui nous sera refusé… jusqu’à ce qu’il nous soit accordé, sans même qu’on s’en rende compte.
Retour à la structure des coupes franches. Appelons A le personnage qui regarde, B ce qu’il regarde.
- (c) Champ-contrechamp avec raccord de point de vue, ordonné comme suit : A (Kenneth) / B (Brandon et Phillip de dos).
— (e) Champ-contrechamp avec raccord de point de vue inversé, soit : B (Phillip) / A (Rupert).
— (g) : A (Phillip, Rupert et Brandon) / B (Mme Wilson).
— (i) : B (la poche de Brandon) / A (Rupert).
Pour pertinent qu’il soit, le plan-séquence n’est donc ici qu’un concept secondaire. Le concept fondamental, c’est le raccord de point de vue, étant entendu qu’il ne s’agit pas nécessairement de coller à la vision d’un personnage (la fameuse « caméra subjective » – effet qui produit, chez le spectateur sevré à la transparence classique, une impression d’artifice, de distanciation paradoxale), mais de donner à voir la circulation des regards. On assiste ici à un singulier panel de possibilités. Chaque coupe, à un moment-clé de l’intrigue, met en jeu une nouvelle configuration (un ou plusieurs regardants, un ou plusieurs regardés), avec pourtant deux dénominateurs communs : l’ordonnancement regardant/regardé. A la structure des raccords de point de vue préside, on l’aura compris, l’alternance entre des raccords A/B et des raccords B/A. Alternance qui trouve sa place au sein d’une autre, déjà repérée à l’échelle de l’ensemble des coupes du film, celle des raccords de point de vue et des passages au noir.
Dans cette optique, la première coupe du film est un cas limite où l’on n’a ni A (pas de regardant : personne n’est sur le balcon), ni B (pas de regardé : personne n’assiste au meurtre). Quant à la dernière coupe, elle est à la fois somme des coupes précédentes et redistribution. C’est un passage au noir (sur le couvercle du coffre) mais aussi un cas limite de raccord de point de vue inaugurant une nouvelle modalité : pas de B (le corps gisant dans le coffre est hors champ) mais un A (Rupert)…
Montage semi-interdit
Champ et hors-champ. Voir ou ne pas voir le cadavre. Dans les bonus du DVD, le scénariste se plaint du fait que Hitchcock ait choisi de montrer David au début du film : selon lui, il valait mieux rester fidèle à la pièce de Patrick Hamilton et laisser planer le doute sur l’existence du mort. Il se trompe, évidemment. Le cadavre est ici bien plus qu’un simple MacGuffin. Pour que le jeu sur le regard prenne tout son sens, il faut que le spectateur ait vu le corps, il faut qu’il sache qu’il est là, au centre du salon, sous le nez de tout le monde. Dès lors, la version extrême du « montage interdit » que livre Hitchcock fonctionne à plein. Elle parvient même, à travers sa mise en jeu de la vision par la conjugaison des plans-séquences guidant le regard et des raccords de point de vue, à instituer une tension extrême du hors-champ. Au « danger dans le champ » bazinien (qui culmine ici dans la scène où la bonne dessert les plats disposés sur le coffre) s’ajoute donc un constant danger hors champ.
C’est que Hitchcock, redoutable, se paie le luxe de jouer sur tous les tableaux. La grande force du film est de laisser toute leur validité à la plupart des analyses qu’a impulsées l’hypothèse du plan unique. Le cinéaste compte autant avec la réalité des raccords qu’avec l’effet de leur invisibilité. Il joue du continu et du discontinu, de la durée et de l’espace, du champ et du hors-champ. Il combine l’efficacité de sa manière habituelle de découper à la puissance du plan-séquence en mouvement. Son dispositif formel est surtout un joli pied de nez à ceux qui seraient tentés de localiser la faiblesse du film dans la subordination au théâtre à laquelle le vouerait prétendument la gageure du plan unique. Au lieu de s’échiner, en surdécoupant, à faire oublier ce qu’il doit au théâtre, le film paie au contraire son tribut à la pièce dont il est tiré, assumant à fond le huis clos. Impureté qui ne l’empêche pas d’accomplir, dans les coupes de montage, quelque chose dont le théâtre est incapable…
Loi et transgression
De ce point de vue, le film est à la fois bien moins gratuit (dans la prouesse technique se nichent de véritables idées de cinéma) et beaucoup plus gratuit (la dimension ludique est incontestable) qu’on ne le croit. C’est un jeu avec le spectateur, une sorte de « crime cinématographique gratuit » questionnant les limites conventionnelles entre théâtre et cinéma, de la même façon peut-être que les protagonistes questionnent les notions morales de Bien et de Mal… Un jeu frappé d’une évidente dimension érotique, que prennent formellement en charge, ainsi que Coursodon l’a souligné, les plans-séquences serpentins. Si l’on tient à donner dans la métaphore sexuelle au niveau de la structure du film, on envisagera les passages au noir comme des reprises de souffle, et les coupes franches comme des changements de position…
Il convient parfois de se garder de tout lire sous cet angle, mais le sexe n’est évidemment pas hors de propos ici. De quoi s’agit-il, en effet ? D’un meurtre perpétré par jeu intellectuel (en assassinant David, Phillip et Brandon entendent mettre en pratique la théorie post-nietzschéenne de leur professeur Rupert selon laquelle une élite autoproclamée peut s’arroger le droit de supprimer des êtres jugés inférieurs et inutiles à la société), mais aussi pour le plaisir, pour l’excitation du geste et de ses conséquences. L’essoufflement de Phillip et Brandon après le meurtre ; le fait que Phillip veuille rester encore une minute dans l’obscurité tandis que son compagnon allume une cigarette ; la « joie immense » dont il dit avoir été submergé lorsque David est mort ; diverses allusions humoristiques, enfin, étayent la métaphore filée apparentant le meurtre à un acte sexuel.
Si Hitchcock est puritain, on le sait, c’est de ce puritanisme tellement obsédé par les choses du sexe qu’il ne s’embarrasse pas de les dénoncer, trop occupé à leur tourner autour. D’où un traitement passionnant (complexe, davantage symbolique que moral et non dénué de fascination et d’humour) de l’homosexualité, qui incarne une manière de s’affranchir des normes sexuelles, donc morales, du commun des mortels, et offre matière à développer la dialectique montré/caché. La remarque de Brandon regrettant de ne pouvoir agir « à rideaux ouverts » renvoie bien sûr le cadavre à l’homosexualité et le coffre au « placard », faisant entre autres du film une réflexion drôle et habile sur l’hypocrisie de l’époque : tout le monde sait de quoi il s’agit, quand à en parler explicitement, c’est une autre affaire…
L’intérieur et l’extérieur, la nuit et le jour, l’apparence et le dissimulé : où l’on rejoint la question du champ et du hors-champ. Lorsque Brandon, après le meurtre, ouvre les rideaux, on entend aussitôt les bruits sourds de l’extérieur, des klaxons notamment, alors que tout était silencieux jusqu’alors. Lorsque tout s’achève, que Rupert a découvert le pot aux roses, crié sa honte d’être à l’origine de ce meurtre et arraché le revolver des mains de Phillip, la caméra recule derrière le coffre et montre pour la première fois la pièce dans toute son étendue. Nous sommes enfin libres « de porter notre regard où nous le désirons ». Rupert ouvre la fenêtre et tire des coups de feu pour attirer la police. Ce faisant, il laisse entrer les bruits de l’extérieur dans la pièce. Ces bruits (ceux de la cité, de la loi) semblent figer les personnages : le public prend possession du privé. Le hors-champ est enfin entré dans le champ, et l’a neutralisé.
Les interprétations ont fusé à propos de la supposée « morale » du film. Film anti-intellectualiste sur le danger de la théorie détachée de toute pratique, condamnant sans réserve la philosophie des personnages principaux ? Étonnante apologie du crime ? Les choses sont plus nuancées que cela : Hitchcock a trop d’humour pour asséner un discours univoque. Mais tout se joue de toute évidence dans le rapport entre culture et barbarie d’une part (la corde fait le lien entre le meurtre et une pile de livres), théorie et pratique de l’autre. Allusion est faite au nazisme, qui se réclamait de Nietzsche. Les idées sont-elles responsables de l’usage qu’on en fait ?
Au début du film, avant et après le générique, on voit notamment passer dans la rue une femme avec un landau et un agent de police tenant deux bambins par la main. Une mère, un policier : il est bien sûr question d’autorité, d’obéissance, de transmission. Au-delà du repentir un brin moralisateur de Rupert, plaidant en faveur d’une vision humaniste et démocratique, il faut voir le vertige de qui assiste à l’application dévoyée de ses conceptions. L’acte de Brandon et Phillip est à la fois d’une absolue intégrité et d’une bêtise totale. Leur ignominie est d’avoir utilisé la théorie de Rupert comme prétexte ; pas sûr, en effet, étant donné le réseau d’affects entourant la victime, que le crime soit si gratuit que cela. Leur aveuglement est d’avoir cru faire aboutir les préceptes de leur enseignant. Mais la meilleure façon de rester fidèle à l’enseignement d’un professeur est peut-être de s’approprier sa théorie sans en faire la seule, sans l’ériger en dogme ni l’appliquer à la lettre dans une réalité trop complexe pour la soutenir sans en compromettre l’illusoire pureté : c’est de tuer le père symbolique en lui. Il s’agit, en somme – et tant pis pour l’amalgame père/mère… –, de couper le cordon.